Textes d’Alain Kleinmann

Travailler sur la mémoire est un acte de projection vers le futur et non une nostalgie passéiste. Pour qu’un arbre ait un tronc, des branches et puisse porter des fruits, il faut d’abord qu’il établisse ses racines. C’est dans un rapport construit à la mémoire que se définit l’identité avec laquelle on peut fonder son présent et son avenir. La mémoire et l’identité sont peut-être d’ailleurs profondément des synonymes. L’une explique constamment l’autre et chacune est cette galaxie de petits morceaux de réalité séparés qui deviennent une unité et en peinture une unité plastique.

Le temps est naturellement inscrit dans de nombreux aspects de la peinture : le temps de fabrication d’un tableau, le temps dans lequel la toile est plongée et vieillit, le temps représenté dans la toile, le temps que met un spectateur à regarder la toile. Or curieusement, on oblitère souvent cette dimension en ne considérant une toile que dans son rapport à l’espace.

La trace m’a toujours semblé plus parlante que l’écrit, le murmure plus dense que le cri, l’érosion plus émouvante que la pierre, la cicatrice plus violente que la plaie. Il manque simplement aux seconds le temps… J’aime qu’un texte soit une trace illisible plutôt qu’un slogan. J’aime qu’une lettre soit une intention plutôt qu’une narration, qu’une carte géographique soit une sensation de parcours plutôt qu’un relevé topographique. C’est avec cette sensibilité que je fabrique la matière de mes toiles.

La peinture est un langage avec son vocabulaire propre. Il s’appelle formes, couleurs, matières, lignes, signes visuels. L’existence même de la peinture est liée au fait qu’à l’endroit où ce vocabulaire parle, aucun autre mot ne peut plus parler. Le mot “rouge” par exemple ne recouvrira jamais le fait qu’un peintre puisse passer une vie entière à étudier les mystères de cette couleur, ses subtilités, ses vibrations, ses possibilités expressives. C’est pourquoi on ne parle le plus souvent que de la thématique d’une toile. Comment exprimer en effet l’émotion que suscite une touche de matière, un trait placé à un endroit précis, une couleur qui en fait chanter une autre ? Or, c’est précisément là que se trouvent le plaisir spécifique de la peinture et sa justification. Il existe donc au-delà des mots un rapport très physique, très direct à la peinture. Cette sensation peut être comparée à celle provoquée par une odeur, par un son, par un goût. Son registre n’a donc pas d’équivalents immédiats en mots. Je crois qu’il est cependant légitime d’essayer de “parler de peinture” à condition de savoir qu’on ne peut susciter que de petits éclairages successifs “autour” de la peinture, sans pour autant en entamer vraiment la substance. Une partie de la démarche d’un peintre se laisse vraisemblablement explorer par les mots, mais une autre ne peut exister que dans le rapport à ses images.

Comme l’ont depuis longtemps compris les calligraphes orientaux, écrire est toujours aussi une manière de peindre. Dans l’écriture, chaque signe visuel a une forme, un rythme, une fonction plastique, en même temps qu’il peut avoir une fonction de sens – s’il est lisible. Quand j’utilise de l’écriture dans mes toiles, elle est généralement effacée et indéchiffrable pour rester suggestive et à l’état de trace, sans devenir un slogan ou un titrage de la toile.

Il y a autour de la littérature et de la peinture ce mythe de la feuille blanche. Une feuille de papier n’est jamais blanche. Elle porte déjà en elle la mémoire des fibres végétales qui la composent, de l’eau qui l’a détrempée, de sa trame, de sa solidification. Elle est douce ou rugueuse, fine ou épaisse, lourde ou légère, transparente ou opaque, uniforme ou composite. Elle appelle l’écriture et le dessin ou les repousse ; elle est amicale ou agressive. Elle naît dans l’odeur des forêts et meurt dans une corbeille, une lettre, un livre, ou un cadre.

Quelquefois champignons et moisissures viennent l’envahir comme pour la ramener à son état végétal premier et l’on se dit que c’est peut-être justice. Avant de poser un crayon sur une feuille, il faudrait toujours savoir l’entendre raconter son histoire

On se demande souvent pourquoi ces vieilles catégories de “peinture abstraite” et de “peinture figurative” persistent. Toute figuration n’est jamais qu’une suite de touches abstraites. La peinture dans son ensemble est un langage uniquement constitué de formes, de matières, de lignes et de couleurs, donc un langage abstrait (même si sa complexité provient du fait que ces signes abstraits peuvent raconter une expérience concrète du monde). Il n’y aurait donc pas essentiellement de peinture “figurative”, mais on peut à l’inverse démontrer qu’il n’y a pas non plus de peinture “abstraite”. La forme, en effet, a déjà une existence dans le réel, la couleur est un morceau de réalité à part entière et la matière est du réel. Donc rien d’ ”abstrait” non plus. Si ces terminologies ont une vérité historique, on peut donc légitimement s’interroger sur leurs raisons d’être dans l’absolu…

On dit de certaines personnes aux visages fatigués qu’elles ont des valises sous les yeux. D’autres, dans l’inquiétude de leur errance ont aussi des valises sous les yeux. De vraies valises et qu’aucun maquillage jamais ne semble pouvoir faire disparaître.

Tout a une mémoire. Il y a quelques années, je travaillais surtout sur des représentations humaines. Je me suis rendu compte que des objets ou des lieux pouvaient porter autant d’histoire, d’intensité émotionnelle, d’humanité que des regards. Ils ont leurs propres souvenirs. Une façade d’immeuble devient le témoin de toutes les histoires qui se sont déroulées devant elle, un fauteuil vide garde la trace de celui qui avait l’habitude de l’occuper, les valises gardent la mémoire de leurs contenus et de leurs errances. Les choses abandonnées conservent la persistance des présences antérieures comme un silence musical conserve la présence des dernières notes jouées.

N’habite pas à l’adresse indiquée.

Une sorte de petite douleur innocemment envoyée par la main d’un concierge inconnu. L’absence, le silence.

Où sont-ils maintenant ?

N.P.A.I., uniquement des initiales, comme par fausse pudeur, ou pour ramener à la situation de vide, initiale elle aussi. Plus de contact, plus de parole, aucun écrit qui atteigne.

N’habite pas à l’adresse indiquée.

Cela parlerait-il aussi du peintre ? Son adresse : son habileté, sa prouesse technique. C’est là qu’on croit le percevoir, le juger. C’est là qu’il n’est pas, c’est le lieu qu’il n’habite pas. La peinture est toujours ailleurs, au-delà. C’est bien la question de l’être, comme si ce n’était qu’une question de lettre.

Lettre rangée / L’étranger.

Mon père a toujours été philatéliste. Quelle correspondance me diriez-vous ? Le désir de la correspondance, simplement.

J’ai découpé une “boîte aux lettres” dans une couverture de livre. La relation semble se faire immédiatement. Les dessins aussi peuvent devenir des lettres. L’inverse aussi. Quant aux lettres de l’alphabet, elles ne sont que des dessins. Pendant que les encres s’effacent, un écrit n’est plus que la texture d’un papier avec une intention plus ou moins perceptible. La mémoire s’infiltre dans les sinuosités de ces matières et brouille les pistes. Je ne sais pas si j’écris, si je dessine, si je peins, si j’assemble des matières ou si je sculpte. Je ne sais pas quelle adresse invoquer. Je le fais, c’est tout. Il y a aussi la mémoire de toiles et de sculptures antérieures, avec ces visages, ces lieux, ces objets, ces matières qui me reviennent et que j’envisage maintenant comme des fragments à réagencer comme si le temps là aussi était passé. Souvenirs de souvenirs, traces de traces. Archéologies de soi et leurs correspondances.

Une feuille de papier peut être pesante et un bronze peut sembler voler.

Intensité de la gravitation / gravité de l’intention.

Quelquefois notre chemin croise celui d’un objet abandonné aux hasards d’un marché aux puces, d’une brocante et on se sent soudain envahi d’une violente émotion comme s’il attendait désespérément une attention pour raconter son histoire ou la prolonger. Ne pas le recueillir, ne pas le soustraire à son destin de tragique déchéance semblerait une coupable indifférence, une lâcheté, comme vis-à-vis de ces animaux errants dont les regards accablés de douleur et d’espoir nous font trop souvent baisser les yeux. Ces objets de décharge paraissent précisément refuser de se “décharger” de leurs vies, de leurs affects, de leurs sens et on peut presque avoir le sentiment qu’ils nous désignent alors personnellement comme leur récipiendaire. Au rythme de mes promenades, mon atelier s’est empli depuis plusieurs années de landaus, de montres, de valises, de souliers, de clefs, de tampons, de photos, de livres, de lunettes, d’outils ou de machines à coudre. Chacun de ces éléments a été pour moi une véritable rencontre. En d’autres lieux, les amas triés d’objets personnels ont été une telle blessure qu’il me fallait impérativement tenter de leur redonner une place ou une fonction. C’est ainsi que ce travail a commencé…

Pour une génération entière d’émigrants, l’objet central du foyer était une machine à coudre. Elle permettait de se vêtir, de réparer, et bien souvent de “gagner sa vie”. Malgré le poids de la situation sociale, tout cela se faisait en général quand même dans l’espoir, la bonne humeur et en chantonnant (“Singer” veut dire chanteur…). On trouve encore quelquefois dans les brocantes de ces vieilles machines sur lesquelles nos grands-mères se sont penchées avec vaillance durant des années. J’ai toujours imaginé que ces milliers d’heures passées à couvrir de son corps et de ses pensées ces objets finissaient par les imprégner définitivement d’une partie de soi… C’était peut-être aussi en cousant qu’on se raccommodait avec son histoire.

Souvent un livre est appelé volume, comme s’il était prédestiné à la sculpture ou comme s’il accaparait l’espace, même l’espace sonore : bouquin s’entend comme boucan. Certaines langues confondent les lettres B et V, le libre et le livre ; alors que ce dernier est relié. Même les petits livres contiennent des traces de sang : on les appelle plaquettes. L’écrit / les cris.

Picasso disait que quelque chose d’une œuvre meurt quand elle sort de l’atelier du peintre. C’est sûrement sa dimension d’être toujours transformable et qui est le contraire de sa fixité une fois encadrée et exposée. L’activité d’un peintre est de tendre vers un but, jamais de l’atteindre. C’est peut-être pour cela qu’on la qualifie de démarche. Tant qu’ils restent à l’atelier, les cartons à dessins sont des cartons à desseins.

Quand la marée se retire, elle laisse sur les plages des résidus d’éléments qu’elle a charriés, dans un ordre à la fois fixe et aléatoire. Elle crée alors un mystérieux paysage fait de traces allusives et complexes à déchiffrer. Dans la mémoire, le temps semble prendre le rôle de la mer. Il efface, balaye et recompose des bribes de souvenirs épars, à réorganiser entre réel et imaginaire…

Le carton ondulé est l’un des matériaux plastiques les plus forts que je connaisse, et l’un des mieux adaptés à mon travail. Il est composé de strates, de couches différentes, s’apparentant à ce que je recherche dans mes tableaux, et il suffit de le déchirer pour faire apparaître tous ces registres multiples, ces choses derrière les choses, comme dans certaines toiles où il y a parfois jusqu’à une dizaine de couches superposées. Il présente, par ailleurs, une très belle structure de bâtonnets creux et réguliers qui créent tout de suite un module visuel répétitif et rythmant (comme on a pu le faire en Op’Art ou en Art cinétique par exemple). Sa présence donne également à la toile un treillis d’horizontales ou de verticales évoquant symboliquement des lignes d’écriture, des strates de bois, des barres, des escaliers, des grilles… Le carton ondulé me semble aujourd’hui un vieil ami.

Les bistre et les sépia, tout en étant les couleurs des photos anciennes sont celles que prennent toutes les autres couleurs quand elles sont passées dans le temps. Si on ouvre la porte d’un vieux grenier, quelles que soient les teintes qu’avaient les objets qui s’y trouvent, on ressent une impression générale de brun délavé. Cependant, si on détaille les objets, on en retrouve alors toutes les couleurs, mais comme des éléments de la teinte générale. Je cherche exactement cette impression dans ma peinture. Cachés dans la toile, des bleus, des verts, des jaunes, des rouges sont inclus dans les cartes géographiques, les timbres, les documents, mais ils se fondent dans le brun dominant, pour ne plus être que des impressions de couleurs. En homéopathie, sépia est le remède à la mélancolie.

Il est probable que le besoin que j’éprouve de travailler sur d’anciennes photos de famille provienne du fait que ma propre famille, ayant dû fuir plusieurs pays d’Europe centrale, n’ait pu conserver que de très rares photos. Je me suis comme senti obligé de repeupler ces albums que je n’avais jamais eus et de remplir les vides de façon imaginaire.

Comme ces petites boîtes des greniers qui contiennent pêle-mêle la photo d’une arrière-grand-mère, quelques-unes de ses lettres, un morceau de dentelle de sa robe de mariée, des cartes, des souvenirs, des passementeries qu’elle aurait gardées, autant de petits morceaux épars qui restent d’une vie et qui forment les dernières allusions auxquelles peut s’accrocher la mémoire, j’essaie que mes toiles portent déjà cette histoire avant même de commencer à peindre.

Je me demande quelle peut être la plaque photographique dans le cerveau qui conserverait la trace d’un événement et de tous les signes qui viendraient l’emprunter et l’empreindre. Quand on se souvient d’une personne ou d’un lieu, il ne nous vient que des bribes, des phrases, des lettres, un regard, une voix, un geste, une musique, une étoffe et puis des impressions floues, des vides, des connexions que nous ne savons plus établir… Je ne peins que des traces de présence. Je sais aussi qu’il y a un coin de ma mémoire où les toiles que je n’ai pas encore faites sont déjà effacées. Comme pour les toiles, l’étoile morte continue de nous envoyer sa lumière.

Je ne fais pas de différence de nature entre une peinture, une sculpture, un dessin, une gravure ou des matériaux. Ce sont comme les différents mots avec lesquels on peut construire des phrases. Plus le vocabulaire est développé, plus précise est l’expression. J’ai le même sentiment en ce qui concerne des photos, des tissus, des tickets, des objets, des écrits, des numéros, des alphabets, des signes typographiques ou musicaux, des cartons ondulés, des timbres, des documents… Ce sont des mots pour peindre.

J’ai 48 ans et mon troisième enfant, Hanna, vient de naître. L’autre soir, ma mère sonne à ma porte et me dit avec sa modestie habituelle : “j’ai un petit cadeau pour toi”. Je regarde ce qu’il y a dans le banal sachet en plastique Monoprix qu’elle me tend. à mesure que j’en découvre les objets insolites, elle me dit : “c’est le sac de Tephilines de ton arrière-grand-père, le Talit du frère de ta grand-mère et le petit journal que je tenais quand tu étais bébé”, et par pudeur elle me parle vite d’autres choses. Quand nous nous quittons quelques minutes plus tard, je me précipite sur le contenu du sac, comprenant les trésors d’affects, d’histoire et d’amour dont elle vient de me combler.

Je lis simplement à la date du vendredi 4 décembre 1953 de son journal, la phrase suivante : “Mon petit Alain chéri, je souhaite de tout mon coeur que nous ne soyons jamais séparés contre notre volonté…” et je comprends soudain que je ne suis né que huit ans après la guerre…

La mère

La mer

L’âme erre.

Phonétiquement en hébreu,

- l’eau signifie “non”

- la mer se traduit par ma-im et s’entend comme “quoi-si”

- la mère se traduit par imma, la prononciation en miroir de ma-im qui n’est autre que la mer.

L’âme erre dans les langages.

Les “bonnes toiles” sont toujours des toiles dans lesquelles il s’est produit un accident inattendu, qu’on reconnaît puis qu’on laisse s’exprimer, et qui les mène en un lieu un peu plus haut que ce qu’on savait faire jusque-là. Après seulement, on peut analyser ce qui s’est passé pour tenter de le maîtriser pour les toiles suivantes. J’ai parfois l’impression que chaque toile a une vie propre et qu’il faut savoir la laisser un peu respirer seule.

Contrairement aux mythologies présentant la peinture comme le fait d’individus exceptionnels dénués de tout contexte ou référence, j’ai toujours pensé qu’il existait une histoire objective et progressive des formes, au même titre qu’il existe une histoire des sciences. Comme cela se passe pour les laboratoires de physique ou de biologie, il n’est pas rare de voir au même moment à New York, Londres et Paris germer dans des ateliers différents, et qui ne s’étaient pas nécessairement concertés, les mêmes inventions. Comme si des problématiques ou des formes précises étaient dans l’air du temps et que le travail contemporain ne pouvait que s’en saisir (avec des degrés de bonheur évidemment différents). Ce constat ne sert sûrement pas les intérêts de ceux dont le métier est de convaincre de la valeur exceptionnelle de tel ou tel peintre. Quant à moi, j’ai tendance à penser qu’il est plus haut de se situer de façon pertinente dans une chaîne humaine, plutôt que de faire semblant d’être un héroïque cavalier seul.

Quel ennui, quelle lassitude et quelle peine provoquent chez tous ceux qui aiment la peinture, ce nouvel académisme désuet et pompeux mis en place dans bon nombre d’institutions depuis quelques années !

Comment au début du XXIe siècle ose-t-on encore présenter comme “avant-gardisme” des carrelages de faïence blancs, des rayures grises, des tas de sable ou des objets usuels exposés sur socle ? Quand en 1917 Marcel Duchamp inventait le “ready-made”, il posait à la peinture les questions essentielles et historiques : Qu’est ce que l’Art ? N’est-ce pas aussi la manière de regarder un objet connu d’une façon nouvelle et revalorisante ? Tout objet est-il de l’Art ? L’incontestable pertinence de ces questions à cette époque bouleversa définitivement l’histoire de la peinture et il ne viendrait même pas à l’esprit d’en discuter l’importance. D’autre part, ces interrogations survenaient au milieu du foisonnement des productions de Dada et de la richesse des inventions de son auteur qui n’en était qu’au début de ses recherches et de sa vie trépidante.

Il avait ouvert la question et comme tout grand créateur, l’avait quasiment refermée. Il serait sûrement le premier surpris de constater que près d’un siècle plus tard, dans un rabâchage sans imagination et un faux risque sans mérite, certains continuent inlassablement à nous servir ces avatars mal digérés en les déclinant poussivement. Heureusement et malheureusement, face à cette brochette de plasticiens ennuyeux, les salles des musées sont de plus en plus désertées par un public légitimement incrédule à qui l’on tente encore de faire croire à la modernité de ces insignifiances. Je dois avouer que j’avais beaucoup de mal à comprendre pourquoi, dans l’incroyable profusion des recherches plastiques contemporaines, certains décisionnaires continuaient à ne présenter que ces installations infondées. Une rencontre se produisit alors, qui m’en donna un début d’explication. J’avais rendez-vous au musée d’Art moderne de la Ville de Paris avec une conservatrice – dont je tairai le nom – et qui me reçut très aimablement pendant plus d’une heure. Tandis que nous parlions, la porte de son bureau s’ouvrit une dizaine de fois et, à chaque fois, sa secrétaire vint déposer à la droite de sa table des piles d’ouvrages d’art contemporain qu’elle était vraisemblablement supposée étudier. Je m’aperçus alors avec étonnement que pendant que nous conversions elle feuilletait du bout des doigts ces dizaines de livres, mais comme on le fait pour les dépoussiérer, le pouce entrouvrant les pages sans en découvrir la surface et glissant sur la tranche de haut en bas. Elle jetait quelquefois un regard vide sur l’ouvrage, mais souvent ne se souciait même pas de le faire. Puis le livre atterrissait sur le côté gauche du bureau et on la sentait comme soulagée que ce système de vases communicants renforce la pile de gauche et vide celle de droite. à la fin de notre entretien, tous les ouvrages étaient à gauche. Je sortis de son bureau assez déconcerté par ce rituel et me retrouvai dans une des salles du musée où était disposée au sol une marque blanche en pointillé et au fond un fil de fer et de la paille. J’eus alors une révélation. Cette pauvre femme était littéralement accablée d’images ; elle en subissait un gavage quasi constant et inhumain et semblait ne plus en pouvoir ; bref, elle haïssait les images. Alors quand un “plasticien” venait lui proposer de ne pas occuper ses murs et juste de déposer un peu de paille et un peu de fil dans un coin, peut-être n’en était-elle que très profondément soulagée…

“… parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, d’où jaillit toute vive une âme qui revient…”       Baudelaire, Les Fleurs du Mal, XLVIII

Ce “vieux flacon qui se souvient”, j’ai toujours eu le sentiment qu’il était bien plus qu’une simple métaphore. Les objets, les lieux portent quelquefois tant de stigmates, tant d’histoire, tant de tristesse ou tant d’espérance qu’on voit mal au nom de quel principe on ne leur reconnaîtrait pas un droit eux aussi à “se souvenir”. En leur accordant cette potentialité de “mémoire”, il nous faut aussi admettre qu’elle n’existe que dans le champ visuel (leurs apparences, leurs traces, leurs usures…) puisqu’ils sont évidemment exempts de toute fonction anthropomorphique de “psychisme”. En cela ils ressemblent étrangement à ce qu’est l’identité même de la peinture : la mémoire uniquement visuelle de tout un parcours… J’ai alors commencé à regarder ces objets et ces lieux comme on regarde une toile déjà peinte et non comme on regarde un objet à peindre. Ils avaient déjà leur histoire et leurs souvenirs inscrits dans leur matière et échappaient ainsi au statut de motif. De motifs, ils devenaient moteurs. J’ai alors erré dans la mémoire imaginaire de ces cages d’escalier, de ces façades, de ces fauteuils vides, de ces cartes d’identité, de ces vieilles photos… Et en un jeu de cascades, les matériaux que j’utilisais comme une palette, à leur tour venaient apporter à la toile leurs propres souvenirs. Les papiers semblaient dire de quelle fibre végétale ils venaient, les cartons racontaient leurs déchirures, les montres prenaient leur temps, derrière les couvertures des livres apparaissaient les récits… Je ne pouvais plus séparer leur matière de leur sens, ni leur histoire de la mienne. J’en éprouvais même une certaine gêne quand on appelait tout cela seulement ma peinture…

Tourner en rond est quelquefois un privilège. La peinture souvent progresse dans ce mouvement. Après quelques mois, quelques années, tout peintre revisite son propre travail, ses matières, ses thématiques, les réconfronte à l’humeur de ce qu’il ignorait alors et croit savoir aujourd’hui, comme des enfants dont on surveillerait périodiquement l’évolution. Ses œuvres passées font toujours partie de son corps et il se les ré-appuie pour mieux s’appuyer sur elles.

 

Il est comme encerclé par lui-même et retombe constamment sur ses propres pas. Mais toujours aussi un peu ailleurs, un peu plus loin. Plutôt que de cercles, il faudrait ici parler de spirales : c’est le même point en surface, un peu plus élevé en hauteur, c’est du moins ce qu’il tente. Dans le jargon de la peinture, il existe des toiles à la forme curieuse de cercle et que l’on appelle les tondos. C’est en Asie qu’elles ont été inventées, peut-être pour mettre en évidence le fait qu’on ne peut échapper à son cercle.

Chacun s’est un jour demandé pourquoi on disait exécuter une œuvre ou achever une toile. Que nous ont-elles donc fait pour qu’on leur en veuille à ce point ? Peut-être tout simplement dans leur violence se prennent-elles pour nous, et nous trop souvent pour elles.

Mon père parle très peu, et d’une certaine manière, je suis constamment à la recherche de son histoire. Or cette histoire, je la lis dans le visuel, pas dans le mot, c’est-à-dire que c’est dans le regard de mon père que je comprends ce qui a pu se passer pour sa famille, pour lui. Il est d’une grande pudeur, mais j’ai toujours su beaucoup de choses sur son histoire, sans qu’il ne les ait jamais dites parce que cela se lisait dans sa manière de regarder. Et la peinture, c’est exactement cela, ce sont les moments où le champ visuel parle suffisamment pour qu’aucun mot ne vienne. C’est dans le silence que j’entends son histoire, donc la mienne. Comme dans une photo que j’ai, je regarde les gens et mon père regarde le ciel.

– Papa, il ne faut pas que tu travailles tant. Il faut aussi savoir te reposer.

– Tu sais, j’aime le travail ; pour moi c’est comme du repos !

– Raison de plus pour arrêter un peu : on ne peut pas se reposer tout le temps.

– Non, il faut aussi travailler…

J’ai commencé à peindre à l’huile sur toile quand j’avais 7 ans et j’ai fait ma première exposition à 18 ans. La peinture m’a donc toujours semblé un langage proche et naturel et je n’ai jamais ressenti le besoin d’en faire une mythologie ou une sacralisation. C’était simplement le langage avec lequel je pouvais parler “le plus loin et le plus profond”, et cela depuis mon enfance. Pendant les rares périodes durant lesquelles je n’ai pas peint, j’ai eu l’impression d’étouffer, comme cela arriverait à quelqu’un qu’on empêcherait de parler pendant plusieurs semaines.

Durant ces dernières années, je ne me suis presque exclusivement intéressé dans mon travail qu’aux teintes sépia, brunes, ocre, pain d’épice ou mordorées. Je n’ai jamais été un grand partisan des explications symboliques ou littéraires autour de la peinture (pour un peintre un “marron terre de Sienne” est avant tout un “marron terre de Sienne”), mais il faut reconnaître que toutes ces patines aux couleurs des vieilles photos jaunies et du temps correspondaient assez bien à cet espoir que j’avais de faire resurgir des images enfouies dans le passé et la mémoire.

Ce n’est que très récemment que j’ai curieusement ressenti un violent besoin de noyer toute cette démarche dans du blanc, jusqu’au désir de ne plus peindre que blanc sur blanc, d’en effacer radicalement toute trace. Le vrai paradoxe était que je souhaitais les en effacer, oui mais en conservant pourtant impérativement leur présence… Ces toiles sont les fruits (sûrement mûris d’incertitudes) de ces interrogations. Comme si inéluctablement l’oubli, un jour, devait effacer la mémoire… Les traces sur les murs, sur les sols, dans les souvenirs, meurent toutes peu à peu… Elles libèrent de nouveaux espaces vierges pleins de promesses, mais elles portent en même temps toujours l’absence de tout ce qu’il a fallu oublier pour cela…

 

– En trouvant des réponses, on dit que cela devient “clair”. Au bout de cette clarté, il n’y a plus que le blanc.

 

– La transparence serait la figure ultime du blanc, un blanc qui aurait perdu jusqu’à sa blancheur même.

 

– C’est le silence qui porte le son, la marge qui porte le texte, l’absence qui porte l’être, le blanc qui porte les couleurs. Le but ultime de la peinture ne serait-il pas de redevenir une parole silencieuse, un blanc ?

 

– On dit une blancheur aveuglante comme si seule cette couleur interdisait de voir.

 

– Pourquoi dit-on uniquement un blanc immaculé ? De quelles salissures présumées toutes les autres couleurs seraient-elles donc entachées ?

 

– En peinture, montrer patte blanche, serait-ce montrer pâte blanche ?

 

– Pour le sens commun, le blanc est une couleur unique et sans ambiguïté. En peinture, il existe pourtant de très nombreux blancs différents : de titane, de zinc, de titane-zinc, d’argent, de plomb, de céruse, de chaux, de lithopone, de perle, de base, de bourre, de Meudon, de Troyes, de Bougival, de Marly, opaque, semi-opaque, transparent…

 

– Pourquoi est-on si effrayé par le blanc : on parle de l’angoisse de la feuille blanche ou de la toile blanche ?

 

– Toute l’activité de l’homme ne se réduit-elle pas à cette tentative désespérée de masquer provisoirement un peu de blanc ?

 

– Un « blanc de mémoire » dit-on : une masse de souvenirs compacts qui tout à coup s’efface et se dilue dans cette couleur première de l’absence. On l’appelle aussi un “trou de mémoire”, comme ces “trous” de l’univers qui absorbent toute information visuelle. Etrange inversion des couleurs : on les nomme des “trous noirs”.

 

– Les signes invisibles, les mots illisibles, les paroles inaudibles, seuls conservent dans le blanc l’intensité de leurs espoirs initiaux.

 

– Les ongles sont du blanc qui essaye de sortir de notre corps par les extrémités. On dit qu’Adam, le premier homme, avait le corps entier recouvert d’ongles. Le lait nourricier est aussi du blanc qui sort du corps. L’autre extrémité, la tête, finit également en cheveux blancs.

 

– Toute ligne d’écriture n’est qu’un découpage particulier de la feuille blanche. Quelquefois l’emploi de ciseaux serait plus radical : ils ne prétendraient pas recouvrir le blanc, mais simplement le ciseler.

 

– Le blanc semble porter en lui cette extrême fragilité qui fait que dès qu’une once d’autre couleur le touche, on parle d’un blanc « cassé ». Paradoxalement, il apparaît aussi comme omnipotent : avoir blanc-seing ou carte blanche, c’est avoir tout pouvoir.

 

– En montant la neige à sa blancheur symbolique de pureté, on dit d’un innocent qu’il est « blanc comme neige». Mais on dit aussi monter les blancs en neige.

 

– Le blanc est à la fois parfaitement évident (cousu de fil blanc) et totalement introuvable (un merle blanc).

 

– Le blanc semble soudain et direct, on dit « de but en blanc ».

 

– Le blanc est-il une trêve ? Pourquoi  hisse-t-on  un drapeau blanc ?

 

– Le blanc est-il une absence, un retrait, une non-couleur ? Confisque-t-il la réalité des choses : mariage blanc, opération blanche, tir à blanc…?

 

– Quand on épelle le mot blanc, on entend “belle à haine c’est”…

 

– La note de musique qui se prolonge est « la blanche ». Pourtant un blanc de conversation est un silence.

 

– Malevitch, en peignant son « carré blanc sur fond blanc » eut le sentiment d’être parvenu à l’aboutissement de l’abstraction et Kandinsky disait : « Le blanc agit sur notre âme comme le silence absolu».

 

– Rimbaud, dans son poème « Voyelles » parle du E blanc et Pérec dans « La disparition » écrit un livre entier sans E.

 

– En français le mot blanc garde en sa fin cette lettre inutile et que l’on ne prononce pas : c. Si on devait la prononcer, elle s’entendrait comme “c’est”, l’”existant” qui reste enfermé dans la potentialité du blanc. La nuit blanche est celle qui porte de l’existence.

 

– VRAI SANS BLANC

– RESSEM BLANC E

– BLANCHEUR / BLANCHE HEURE.

 

– L’étrange désir d’écrire à l’encre blanche sur du papier blanc ou de peindre avec des couleurs blanches sur une toile blanche… Ne rien déranger de l’ordre que fait préexister cette couleur comme si toute tentative n’était jamais que l’échec potentiel d’affronter l’absolu de cette teinte omnivore, qui dit-on contient déjà toutes les autres mais ressemble pourtant dans sa calme neutralité à une absence de couleur. Aucune intervention n’étant plus un signe en soi, mais tout au plus une nuance à peine perceptible de son support : blanc sur blanc.

 

 

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