Vladimir Jankelevitch
Je suis saisi par la beauté des images d’Alain Kleinmann. J’ai conscience de me trouver devant un talent exceptionnel, absolument original et qui renouvelle de fond en comble la plastique et la force expressive des images. J’admire profondément le peintre lui-même, au-delà de sa peinture.
Elie Wiesel
Je trouve les images d’Alain Kleinmann émouvantes et même bouleversantes…
J’ai regardé, bien regardé… Les portraits, surtout, me touchent…
Amos Oz
Cher Alain Kleinmann, vos œuvres sont une puissante commémoration d’un monde qui a été assassiné.
Votre travail est calme, murmuré, mais accablé de nostalgie, de compassion et de chaleur. Merci
Louis Aragon
Les regards que je vois dans les toiles d’Alain Kleinmann, je les reconnais, ils sont comme surpris de notre mémoire vraie : les écritures qui les barrent, les espaces qui les enveloppent, les mouvements dans lesquels ils frissonnent semblent des morceaux arrachés à la réalité. Souvenirs d’instants de vie, art puissant qui ancre ses racines dans le quotidien même et qui par pudeur s’autoparaphe à l’infini comme après un long chemin dans le temps.
La peinture d’Alain Kleinmann appartient à ce qui fonde l’art : un sentier pétri d’humanité chaude et douloureuse qui bouleverse par sa vérité plastique et poétique.
Ses thèmes sont notre vie : gares, lieux publics, mouvements de foules, rapports entre les regards, scènes théâtrales, espaces de murmures inquiétants, de mascarades secrètes, d’espoirs et de lueurs nichés dans les ombres. En contemplant les œuvres d’Alain Kleinmann, c’est devant notre profondeur que nous nous trouvons, c’est un des chemins par lesquels nous regagnons notre lumière intérieure.
Alain Finkielkraut
Il y a ce que l’on appelle l’art contemporain, l’art qui a le label d’art contemporain, mais il y a aussi l’extrême solitude d’un certain nombre d’artistes qui se refusent aux diktats de cet art contemporain titularisé. Moi, je voudrais en citer un, qui a été en son temps célébré par Aragon : c’est Alain Kleinmann. C’est un peintre de la transmission, un peintre de la mémoire, un peintre de la catastrophe, même de la Shoah, qui est très moderne par l’usage qu’il fait d’un certain nombre de matériaux des plus nobles aux plus humbles à l’intérieur de sa peinture, mais c’est une peinture extrêmement émouvante puisqu’elle nous dit la catastrophe ; simplement cela reste de la peinture et cela reste de la beauté.
Ivry Gitlis
Trente-cinq ans de “paix” en Europe, et cela se passe… ailleurs. Mémoires, portraits oubliés, kaddish et gares. Des transparences de l’âme sur toile et la plaie reste ouverte, le sang ne coule plus, il est parti avec le train qui ne reviendra pas. Visions fugitives comme disant adieu. Pourquoi, jeune homme qui n’a pas vécu tout cela ? Mais tant mieux n’oublie pas, et nous aussi, avec toi.
Marcel Marceau
Le temps intemporel qui se déchire, la vie fugitive sortie de l’immobilité qui soudain devient mouvante, les corps impassibles qui semblent de granit et soudain se décomposent comme le sable mouvant de notre vie, voilà un fragment des visions que nous offre Alain Kleinmann, et cela nous frappe d’autant plus que ces images font partie intégrante des déchirements de notre existence cosmique ancrée au cœur même de notre mémoire et qui témoignent de notre vie déchirée par la lumière et l’ombre, où les trains se figent pour l’éternité. Voilà masques et visages qui surgissent sculpturalement, se dédoublent et triplent comme pour témoigner de notre conscience dans un siècle qui glisse et meurt pour renaître de ses cendres. Ces peintures fragmentées entre la lumière et l’ombre font éclater les soleils de notre cœur. Alain Kleinmann est un grand peintre dont la révélation nous fait toucher du doigt l’essence même de notre vie éphémère qui prend soudain les dimensions d’un songe rempli de visions dantesques, mais où le cœur de l’homme bat fragilement pour l’éternité.
André Glucksmann
Depuis quelques siècles, un peintre est un être qui peint des tableaux. Là s’arrêtent nos certitudes. Sous prétexte qu’un tableau prenne de la place, il est supposé contenir un morceau d’espace et retenir des ombres, images, idées, absences ou fantômes de choses. Expressionnisme, impressionnisme, idéalisme, formalisme, sur – et hyper – réalisme définissent les manœuvres par lesquelles on s’imagine le peupler de présents. Tant de présence n’a pas lieu. Car le tableau ne coagule que la durée. Dût-elle poursuivre la chose même, hollandaise donc, la peinture saisit seulement une éternité de perles chronocongelées.
Quand un être temporel s’ausculte, il échappe et allonge par les deux bouts, il se découvre sans cesse plus vieux que soi, donc procède simultanément à l’autopsie d’un soi plus jeune que lui, comme un homme rétrospectif “qui aurait la longueur non de son corps, mais des années” (Proust).
Épiant des miroirs qui alors dégèlent, un temps parfois se regarde dans les yeux, celui, retrouvé par Alain Kleinmann, apparaît impérativement périssable, définitivement fini, dûment perdu. Inflexible.
Georges Moustaki
Kleinmann est un de ces démiurges qui recréent le cosmos dans une dimension que l’œil peut embrasser. Comme ces jardins japonais qui contiennent dans un faible espace tous les éléments de la nature, ses œuvres offrent à notre regard les couleurs, les personnages, le graphisme de la mémoire – parfois imaginaire – d’un homme, d’un peuple, d’une Histoire… Images sacrées, visions prophétiques, visages familiers, matériaux improbables, paysages inachevés, son monde ouvre un album de souvenirs qui échappent au temps.
Bernard Cazeneuve
PREMIER MINISTRE
DISCOURS PRONONCE LORS DE LA REMISE DES INSIGNES DE CHEVALIER DE L’ORDRE NATIONAL DE LA LEGION D’HONNEUR A ALAIN KLEINMANN A L’HOTEL DE MATIGNON LE 15 FEVRIER 2017
Madame la Ministre, chère Audrey Azoulay,
Messieurs les parlementaires,
Monsieur le secrétaire général,
Messieurs les ambassadeurs,
Messieurs les préfets,
Amiral,
Monsieur le grand rabbin de France, cher Haïm Korsia,
Monsieur le président du Consistoire, cher Joël Mergui,
Monseigneur, cher Stanislas Lalanne,
Mesdames, Messieurs,
cher Alain Kleinmann,
vous êtes issu d’une famille qui a dû fuir plusieurs pays d’Europe centrale en raison de ses origines juives.
Lorsque vous étiez enfant, vos parents n’évoquaient que rarement votre judéité. Dans cet après-guerre, les craintes des persécutions n’étaient pas éteintes ; on comprend qu’elles aient inspiré à bien des parents des précautions dictées par la tendresse et par le poids du destin.
Vous avez commencé à manier les pinceaux dès l’âge de huit ans. Peindre était pour vous plus qu’une vocation : c’était votre aspiration la plus profonde. Elle ne s’est jamais éteinte, même lors de votre passage en classes préparatoires, que vous avez préféré abandonner plutôt que de renoncer au bonheur de votre art.
Vous intégrez les Beaux-arts, mais l’Ecole vous paraît bien trop académique et contraignante pour la fantaisie qui semble constituer un élément déterminant de votre personnalité. Vous décidez alors de poursuivre à l’université l’étude des mathématiques, ainsi que celle de la sémiologie auprès de Julia Kristeva. En dehors de vos cours, vous redécouvrez la culture juive et la mémoire du « Yiddischland » disparu.
C’est par ce cheminement que vous devenez le peintre de la mémoire que nous connaissons tous aujourd’hui.
Le romancier israélien Amos Oz dit de vos œuvres qu’elles sont « une puissante commémoration d’un monde qui a été assassiné ». Là aussi, phrase d’une grande beauté qui dit toute la profondeur d’un être et toute l’intensité d’un art. Cette mémoire, habitée par l’ombre des victimes de l’Holocauste vous l’explorez seul, mais aussi au sein d’un collectif : le groupe Mémoires, que vous avez fondé avec le peintre Hastaire, ainsi qu’avec des artistes tels que Kuper ou Zaborov.
Par votre art, vous arrachez des âmes à l’oubli, vous faites revivre des « traces de présence ». Une œuvre intitulée « Le portail du souvenir » symbolise votre entreprise : vous tentez de surmonter les silences pour faire revivre la mémoire à travers « un sentier pétri d’humanité chaude et douloureuse qui bouleverse par sa vérité plastique et poétique », pour reprendre les termes de Louis Aragon.
Vous le faites à partir de photographies, comme dans « La pose », ou encore par un ensemble de symboles picturaux, le motif de la valise, par exemple, renvoyant au thème de l’errance ; les clefs et les serrures, aux non-dits.
La peinture, la sculpture, le dessin, la gravure sont pour vous autant de « mots pour peindre ». Vous employez des matériaux très divers : photographies, tissus, tickets de métro, papiers… Vous créez votre propre langage, composé de numéros, d’alphabets, de signes typographiques ou musicaux. C’est-à-dire que vous créez au fil du développement de votre œuvre un univers très à vous dans lequel nous pénétrons avec vous en le découvrant avec sensibilité et bonheur.
Vous avez votre propre poétique, votre propre livre de Mallarmé – un livre sans commencement ni fin car pour vous, une œuvre n’est jamais tout à fait achevée si elle est une oeuvre.
Vous renvoyez souvent à l’univers du livre, comme dans « La bibliothèque de Mondrian ». Les livres emplissent jusqu’à votre atelier, qui est aussi me dit-on votre jardin secret. J’espère que je pourrais un jour vous-y retrouver car j’aime les jardins, j’aime les jardins secrets, j’aime les livres, la peinture et les peintres. Il n’y a donc aucune raison pour que vous n’accédiez pas à cette proposition.
La lecture, c’est aussi quelque chose que vous partagez avec votre épouse, Emmanuelle, et vos quatre enfants, à qui vous lisez volontiers de la poésie me dit-on.
Après la lecture vient l’écriture. Vous avez notamment rédigé La peinture et autres lieux, qui a été adapté au théâtre par la compagnie Aldaba lors de la XIe biennale de La Havane, à Cuba.
Votre œuvre tout entière est le produit d’un art qui convoque, dans l’ombre de l’intime, des rapports fraternels entre l’Histoire et la mémoire.
C’est ce qui fait de vous un grand artiste français. Votre renommée est internationale, et contribue au rayonnement de la France dans le monde entier. Car vous avez été exposé partout, aussi bien au Centre Georges-Pompidou qu’au musée de l’Académie des Beaux-Arts de Pékin – une ville où je me trouvais encore la semaine dernière – ou au musée Tretiakov d’Art contemporain de Moscou. Mais aussi Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, à la Kunsthalle de Berlin, au Science Museum de Londres, au New York Coliseum ou au musée Leonardo Da Vinci de Milan…
La Fondation du Judaïsme français vous a en outre décerné en 2007 le prix Jacob Buchmann.
Il était temps que la République, à son tour, vous témoigne sa gratitude et son admiration pour une œuvre aussi riche, aussi singulière, aussi belle.
C’est la raison pour laquelle, Alain Kleinmann, au nom du président de la République, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier de la Légion d’honneur.
Elisabeth de Fontenay
DISCOURS PRONONCÉ À L’OCCASION DE LA REMISE DU PRIX JACOB BUCHMANN (FONDATION DU JUDAISME FRANCAIS) À ALAIN KLEINMANN
Permettez qu’à l’adresse de ceux qui ne connaîtraient pas encore Alain Kleinmann, je procède à un rapide inventaire des motifs les plus fréquents de son œuvre. C’est d’abord des couleurs ou plutôt des tons qu’il faut parler. Ils sont bruns et sépia, bruns gris, bistre, comme des tonalités du passé qu’un certain rouge tantôt fait vibrer, tantôt assourdit encore un peu plus. Dans ces tonalités s’inscrivent, je le cite, “la persistance d’un regard” et, je le cite encore, les “choses abandonnées” qui “conservent la persistance des présences antérieures comme un silence musical garde la présence des dernières notes jouées”.
Voici donc, telles que le peintre à la fois les recueille et les invente, quelques-unes de ces choses abandonnées. Le monumental escalier baroque d’une demeure patricienne qu’on imagine juive et pragoise ; le portail du parc d’un château où l’on se dit qu’ont été abrités, pendant et après, des enfants cachés, puis des enfants sauvés ; des cartons à dessins sur lesquels ont germé et éclos des livres ; des empilements de vieux ouvrages secrets, rangés en tous sens, comme c’est le cas dans les bibliothèques de ceux qui lisent ; des accumulations de clés sans serrures et de vieilles boîtes à lettres inouvrables dans lesquelles s’encastrent des médaillons, et que Kleinmann tamponne parfois d’un “annulé” ou encore N.P.A.I., n’habite plus à l’adresse indiquée. Est-ce du peintre lui-même qu’il s’agit comme lui-même nous le confie ? Ou alors des Juifs ? Mais n’est-ce pas plutôt Dieu qui, pendant quelques années, n’a plus habité à l’adresse indiquée. à moins qu’il ne faille, plus paisiblement, entendre dans les quatre lettres fatidiques, N.P.A.I. quelque chose comme cette Énigme éternelle, la Mélodie hébraïque de Maurice Ravel, dont les paroles se réduisent à la répétition enfantine et profonde de deux syllabes tralala lala lala ?
Je reprends mon énumération : des cartes géographiques, des réseaux ferroviaires, des valises d’avant-guerre entassées, belles et tristes, mais sans aucun pathos, des variations de pinceaux, signatures répétitives et matérielles du peintre, des suites de tampons, des timbres et des estampilles parfois rouges, qui oblitèrent l’image et qui signalent “fragile” ou inscrivent le sceau d’un numéro dont la netteté n’est jamais indemne de cruauté, des portraits photographiques anciens, souvent flous, anonymes, et traces pourtant d’insistantes réminiscences.
Et encore : des instruments, des partitions, évoquant des violonistes dont on se dit qu’après avoir interprété la Sonate à Kreutzer ils se laisseront aller à jouer “un refrain oublié”, Mayn Stetele Belz, par exemple. Pourquoi est-ce justement à cette chanson-là que je pense ? D’abord, peut-être, parce qu’aussi loin que je me souvienne, je l’ai entendue chantonnée. Ensuite, parce que Daniel Mendelsohn – qui me semble avoir une sorte de parenté avec Alain Kleinmann, à cause d’une commune douceur dans l’obstination du lien au passé – raconte, dans son livre Les Disparus, comment les nazis et leurs supplétifs ukrainiens, s’amusant ignoblement d’une proximité phonétique entre Belz et Belzec, contraignaient à chanter Mayn Stetele Belz ceux qu’ils conduisaient vers le camp d’extermination. Les douces mesures, les paroles enfantines, le rythme troublant sur lesquels les exilés du yiddishland berçaient et dansaient leur nostalgie de l’ancienne vie, ont fourni aux exécuteurs ce raffinement pervers qui leur permettait d’humilier et de désespérer un peu plus leurs victimes.
Je voudrais encore évoquer – mais je m’arrêterai là dans l’énumération des thèmes kleinmanniens – ces carrioles attelées à un cheval, conduites par un ou deux hommes coiffés de chapkas, et qui parfois se retournent. Ils nous apparaissent à leur tour, dans leur humble et fier équipage, comme parfaitement emblématiques de l’inquiet bonheur des Stettl, de cet enracinement de l’errance juive dans les villages, dans les campagnes d’Ukraine et de Pologne. Tels sont donc les motifs les plus insistants de l’œuvre que nous célébrons ce soir.
Ce prix qu’Alain Kleinmann se voit décerner et qu’il partage avec Shlomo Venezia porte le nom d’un homme originaire de ces pays d’Europe centrale, Jacob Buchmann, dont la femme et la petite fille furent assassinées à Auschwitz. Aussi Kleinmann ne trouvera-t-il pas indiscrète cette approche seulement juive d’une œuvre dont on peut certes parler d’une toute autre façon, comme en ont témoigné Aragon et quelques autres illustres amateurs. J’espère qu’il comprendra mes raisons de ne mettre l’accent que sur l’aura juive de son travail. En iconographie religieuse, l’aura désigne une auréole, un nimbe entourant l’ensemble du corps d’un homme sanctifié ou d’une divinité, elle représente sa sainteté ou sa puissance. Le philosophe Walter Benjamin a repris le terme d’aura pour caractériser la spécificité de l’œuvre d’art en tant qu’elle est unique et qu’elle s’inscrit dans un contexte historique et spatial. Et il définit l’aura comme la “manifestation d’un lointain quelle que soit sa proximité”. Or ce que Kleinmann nous donne justement à voir, c’est la douloureuse proximité de ce lointain, la présence-absence de ce peuple du yiddish. Car la catastrophe, hurban, est omniprésente dans cette œuvre. Mais on voudrait dire qu’elle l’est en sous-impression comme on parle de surimpression. “Je crois que le pouvoir de suggestion du murmure est plus fort que celui du hurlement”, écrit-il. Ce ne sont pas les processus terminaux de la cruauté absolue qu’il évoque en effet, c’est tout ce qu’il y avait de vivant, auparavant, tout ce qui existait et dont nul ne pouvait prévoir ou prévenir l’abominable interruption. Kleinmann nous rend quelque chose des visages, des costumes, du maintien de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants qui, par-delà les généalogies interrompues, nous ont engendrés, il réinvente cette petite vie entre soi concrète, quotidienne, amère et douce, cette vie sépia du yiddishland, qui ne pouvait sans doute pas durer indéfiniment mais à laquelle il est arrivé ce qui n’aurait jamais dû avoir lieu.
C’est, le plus souvent, dans l’agrandissement des détails qu’on découvre les trésors de remémoration que j’ai trop rapidement inventoriés. Chaque fragment de cette œuvre, quand on le grossit, donne à voir comme un monde en soi. Permettez, cher Alain Kleinmann, à la philosophe que je suis de s’adresser au mathématicien que vous êtes en citant la Monadologie du grand philosophe mathématicien Leibniz. “Il y a un monde de créatures, de vivants, d’animaux, d’âmes dans la moindre partie de la matière. Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang.” Cette philosophie s’est désignée elle-même comme “le labyrinthe du continu”, et on a pu la rattacher à un certain baroque, celui des artistes qui ne laissent jamais subsister le moindre vide dans l’espace de leur œuvre, ce baroque peut-être aussi de Prague que vous vous plaisez à représenter. La philosophie de Leibniz pourrait entrer étonnamment en correspondance avec l’œuvre peinte et sculptée que nous célébrons ce soir, si l’optimisme, la justification de Dieu, la théodicée qui la fondent ne l’avaient pas rendue à jamais étrangère au mal radical nazi dont la sous-impression, encore une fois, hante le geste de Kleinmann.
Ce qui fait la génialité de ce travail, c’est, entre autres traits, la singularité de sa matérialité, je veux dire le caractère inattendu des matériaux utilisés ou plutôt subtilisés pour peindre, coller, construire, greffer. “Je m’inspire souvent, a-t-il dit, des hasards de la matière, des imprévus”. La langue de l’artiste s’articule à partir de ce que lui-même désigne comme “matières de grenier” : chiffons, gaze, papiers froissés ou gaufrés, feuilles d’or, calques, photos marouflées dans le support de la toile et ces portraits peints qui assurent le lien entre les matériaux et la peinture. Le carton ondulé joue un rôle saisissant, car, comme le peintre lui-même l’indique, il ne laisse pas voir, quand on le déchire, une coupure nette, de sorte qu’intégré à la toile il forme un léger relief, souvent repris par le dessin de stries diagonales, par les modules répétitifs et rythmant de bâtonnets creux et réguliers.
Ces œuvres ne relèvent pas plus de la figuration que de l’abstraction, dans la mesure où, à partir des techniques mixtes, sculptures et peintures sur matériaux, à partir des stratifications de matière, à partir des couches superposées, parfois, sans bords, sans vides, se constitue une langue avec son vocabulaire, sa syntaxe, sa grammaire, ses articulations : Unser Wort, écrit-il sur l’un de ses tableaux et le titre du vieux journal yiddish semble prendre en charge l’ensemble de ces toiles qui semblent provenir de très loin, semées qu’elles sont d’allusions familières et étranges auxquelles s’agrafe la mémoire. Ce ne sont, comme Laurence Sigal l’a fait remarquer, que labyrinthes de superpositions, de reprises et de masquages qui rendent en même temps familières et indéchiffrables les références incluses dans la matière, voire les lignes d’écriture. Les signes sont à la fois précis et effacés comme si tout flottait entre le dit et le non-dit, comme si le peintre veillait à ce qu’on ne puisse pas lire les mots qu’il trace.
On peut dire que Kleinmann nous présente les vraies fausses archives de l’histoire, de nos histoires ravagées, car c’est le temps que remonte l’espace de sa peinture et c’est le passé qu’il arrache magiquement au néant, même si tous ne reconnaissent pas comme leurs les objets et les visages qu’il représente : ces regards désaffectés qu’il se donne pour tâche de réaffecter. “Je peins la carte d’identité d’un événement”, a-t-il écrit. Or, Walter Benjamin à qui j’ai eu recours pour qu’il m’aide non pas à entrer dans cette peinture mais à m’en distancer un peu pour pouvoir vous en parler, Walter Benjamin ne disait pas autre chose quand il donnait pour consigne à l’écriture de “donner leur physionomie aux dates”. Et l’on trouve cette même volonté minutieuse d’incarnation temporelle chez le poète Paul Celan quand il écrit : “Le poème parle ! de la date qui est la sienne… de la circonstance unique qui proprement le concerne”. N’est-ce pas dans cette trace que la tradition juive demande qu’on prononce et qu’on inscrive les noms de ceux qui sont morts ? Car, dans la datation, l’inscription et l’état civil de l’événement unique, il s’agit, pour Celan comme pour Benjamin, comme pour Kleinmann, de se souvenir. Et ce rappel, ce zakhor, loin de seulement le conserver, réactualise le passé dans l’expérience du présent. C’est ainsi qu’en notre nom et à notre intention, Kleinmann fait don de leur aura aux corps et aux âmes qui ont habité ce monde.
Martin Gray
Porter son regard sur les êtres qui nous entourent, sur notre environnement, est un geste naturel, un simple acte de vie. Transmettre les perceptions saisies par ces regards, imprimer dans sa toile d’infinies vibrations, relève d’une véritable démarche artistique. C’est une autre lecture du monde que nous propose Alain Kleinmann. Son regard est chargé de mémoire, il porte une somme de souvenirs qui constituent notre histoire. Il en est le témoin, il en devient l’acteur.
Sur sa toile se juxtaposent sensibilité, émotion, force et parfois rudesse. Les visages semblent venus d’ailleurs et les regards des êtres paraissent porter au loin, très loin, derrière nous.
J’ai plaisir à parler de la peinture d’Alain Kleinmann, une peinture qui traduit une approche qui m’est chère, totalement inspirée par les autres, tout entière orientée vers les autres. Parfois dans ses toiles, j’ai l’impression de retrouver des scènes qui me furent familières, en d’autres temps, sous d’autres cieux.
Il serait invraisemblable que l’émotion que je ressens ne soit pas partagée ; je suis persuadé qu’elle l’est. C’est une des forces d’Alain Kleinmann de mettre son talent au service d’autant de vérité. À cette époque où tout va vite, très vite, où certaines valeurs semblent vaciller, où la mémoire paraît quelquefois manquer, nous avons besoin de retrouver des émotions non feintes.
Le temps est passé, les choses semblent avoir totalement changé. Le monde est devenu différent et il faut le penser à nouveau. La sérénité apparente ne doit pourtant pas faire taire toute vigilance. Il y a une obligation impérieuse à traduire en termes contemporains la mémoire de ce qui fut un passé terrible, un passé parfois héroïque. Les porteurs de mémoire ne doivent pas transmettre la haine, ils sont des vigies. Au bout de leur veille, on doit trouver l’espoir.
Je n’ai pas le langage qu’il faut pour parler de peinture, aussi je parle de vie, et c’est bien de vie dont il s’agit dans l’œuvre d’Alain Kleinmann.
Marc-Alain Ouaknin
POUR UNE MÉTAPHYSIQUE DE LA CHAUSSURE
Je connais Alain Kleinmann depuis longtemps. D’abord l’œuvre, puis l’homme.
Un homme inquiet, joyeux, vif, avec un regard qui vous donne toujours l’impression de vous poser une question. Une œuvre riche, toujours en mouvement, en évolution, en différence, avec comme chez tous les artistes, des périodes, des obsessions, des répétitions et une attention aux lieux, aux objets, aux machines. Période “couleurs d’automne et de mémoire”, période blanche qui traquent les rides du temps comme celles invisibles sur le visage du Mime Marceau, période qui reprend certains des thèmes de la période sépia pour les recouvrir, pour retrouver, peut-être, la feuille non écrite et l’épaisseur de la mémoire de ses fibres et de ses lointaines forêts, comme une volonté aussi de tourner la page, de passer, du temps passé au temps à venir, de passer sans oublier, ou peut-être, avec cette conscience de la mémoire que décrit Yosef Hayim Yerushalmi : “J’appartiens à ceux qui craignent que depuis la Shoah, de larges fractions de notre peuple ne se laissent largement ordonner leur vie collective, ou dicter leur politique présente et future, par une obsession de l’ère de la destruction et de la mort. Je comprends cette obsession, mais j’éprouve quand même un grand trouble. C’est comme si nous avions oublié cet enseignement de Rabbi Yehochoua ben Hanania après la destruction du Temple : ‘Ne pas du tout porter le deuil, nous ne le pouvons… mais trop le porter, nous ne le pouvons pas non plus !’ ”1.
Entre le deuil absolu et le non-deuil, il y a l’espoir. “Malgré” le mal et la douleur, nous continuons à espérer. Cette idée du “malgré” est contenue dans le mot “deuil”, évèl, mot identique en hébreu au mot aval, “mais” ; nous sommes en deuil, aval… “mais” nous espérons, nous continuons.
En ce sens le mot aval / évèl est significatif. Dans sa racine hébraïque de trois lettres aleph-bèt-lamèd, on peut lire “Alphabet de l’étude”. La continuation, l’au-delà du tragique se construit par l’alphabet, les mots, le lexique, le langage et l’étude. Cette étude qu’Alain Kleinmann nous offre dans sa série de livres et de bibliothèques qu’il peint de toutes les couleurs et qu’il métamorphose dans toutes les matières. Livres, fragments de bibliothèques talmudiques et de livres de prière. Tradition et transmission soulignées par les Pirkei Avot en écriture Rachi… non pour dire que “ce fut”, mais que “cela peut encore être”, que cela se doit, encore, d’être…
J’aime à penser ici aux sublimes pages qu’écrit Georges Steiner sur les modalités futur du verbe. “Il faut se réjouir avec véhémence du simple fait qu’il existe des formes futures du verbe, que les humains ont mis au point des règles de grammaire qui permettent de parler, de façon cohérente, de demain, de la dernière minute du siècle, de la situation et de la luminosité de Vega dans un demi-milliard d’années”. Rappelant aussi, en se référant à Mandelstamm, que “l’Enfer” chez Dante est un lieu où la grammaire ne comporte plus de conjugaison des verbes au futur. “En Enfer, c’est-à-dire dans une grammaire privée de futur, nous entendons littéralement les verbes tuer le temps”2.
“Souviens-toi de ton futur”, dit à sa façon Alain Kleinmann reprenant l’intuition de Rabbi Nahman de Braslav qui écrit : èn zikaron éla le’alma deaté 3, “il n’y a de mémoire que le monde qui vient”, soulignant que le ’Olam haba n’est pas le “monde futur” mais “le monde en train de venir”, le monde que l’on fait advenir par son engagement et sa participation au monde et à l’histoire. Tiqoun comme aime à le dire les Hassidim. Une façon de “mettre la main à la pâte” 4, affinité du peintre et du boulanger, qui nous enseigne que l’homme ne vit pas seulement de pain5 mais aussi de peinture, pain-ture aurait osé Derrida à qui nous devons “Une vérité en pointure”, saluant la dimension métaphysique des chaussures de Van Gogh6 !
Chaussures si présentes dans l’œuvre de Kleinmann au détour d’une photographie ou au cœur d’une sculpture. Clin d’œil de Kleinmann à l’histoire de la peinture et de la philosophie pour s’y inscrire et y “ajouter sa patte”, un “ t ” en plus et un accent circonflexe en moins, thé d’une madeleine trempée qui ouvre à tout un monde disparu, pour faire surgir des formes “qui s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables” 7, “ a ” sans petit chapeau pour ouvrir à l’universalité du propos.
Bien sûr je joue sur les mots et les signes mais c’est précisément ce que fait avec sérieux Alain Kleinmann, car le jeu est toujours sérieux, comme nous le rappelle Héraclite parlant du “temps comme un enfant qui joue en déplaçant des pions”8. Jeu avec les chaussures, mais aussi avec les valises, les landaus, les vieilles photos, les écritures en yiddish, les clefs, & Co 9.
Ce serait une erreur de voir dans ces objets lamentation et nostalgie, signes d’une peinture dolorante. Bien sûr il y a aussi de la tristesse, comment pourrait-il en être autrement ? Mais réduire cette peinture à ce regard en arrière serait figer le geste artistique qui est justement une façon à la fois d’assumer la mémoire et de ne pas s’y enfermer, de partager la douleur mais de nous conduire au-delà, de souffrir mais d’avoir confiance en continuant à donner à espérer même si cela peut être désespéré !
Je pense ici à un texte de Bobin que je cite souvent. Dans une lettre à une jeune femme qui porte le nom de Nella, Bobin évoque le carnet écrit par une Juive, sans doute Etty Hillsum, quelques jours avant sa mort : “Elle est dans un camp de transit. Hier la vie le travail l’amour, aujourd’hui la soif la faim la peur, demain rien. Le train qui l’emmènera vers demain est sur les rails vérifié par des mécaniciens scrupuleux. Le train qui filera dans un demain sans épaisseur, dans un jour sans jour. Cette femme regarde autour d’elle, et vers le dernier matin, décrit émerveillée le linge des enfants lavé dans la nuit par les mères, et mis à sécher sur les barbelés. Elle dit combien cette vue la réconforte, lui donne un cœur contre lequel viennent battre, en vain, les aboiements des chiens, les cris des soldats, le souffle lourd des trains plombés. Si ce texte est lumineux, poursuit Bobin, ce n’est pas seulement en raison du voisinage de la mort et de l’encre, de l’espérance et de l’abîme. C’est aussi, c’est surtout, par la pensée qu’il nous donne, et je ne connais pas Nella de pensée plus noble, plus simple, plus noblement simple, je l’écrirais ainsi : la pureté n’est faite que de détails, la bonté n’est faite que de gestes. Ces gestes ne mènent pas à de grandes victoires, aucune légende ne les retient. Ces gestes sont gestes de tous les jours bien plus héroïques que tout héroïsme. Laver le linge, pour que l’enfant, demain, se sente léger, confiant, dans des vêtements frais, propres. Même si demain n’est plus dans la suite des jours, même si demain ne verra pas le jour”10.
L’œuvre de Kleinmann est une œuvre qui s’appuie sur la mémoire, non pour s’y réfugier mais pour lui donner sa place, un lieu, des limites, une frontière, une frontière à traverser. Non pour errer, mais pour voyager.
L’ “errance”, titre de nombreuses œuvres de Kleinmann où l’on voit ces valises si caractéristiques du siècle dernier (XXe) et du siècle précédent (XIXe), peuvent certes nous faire penser à la Shoah et à la destruction des juifs d’Europe, mais elles ont aussi le signe de la mobilité des humains, de la vitalité des peuples qui ont toujours cherché un lieu de vie, un lieu où l’humain peut se déployer, s’épanouir et être heureux. Et j’aime alors à me souvenir que le verbe “marcher” en hébreu, dit aussi le bonheur !11 Comme l’a si génialement montré André Chouraqui, le Sermon sur la montagne n’est pas seulement scandé par des “Heureux ceux…”, mais par une suite d’invitations au mouvement, au départ, au voyage : “En marche ceux qui…” 12
Je regarde cette photo qui ouvre le catalogue Los lugares del tiempo où deux chaussures (encore elles !) font un clin d’œil (encore un !) à Moïse et Van Gogh (encore lui !), et viennent nous rappeler que la marche n’est pas seulement celle des hommes en voyage ou en promenade mais celle du corps de l’artiste et de sa main en mouvement, du pinceau qui se déplace sur la toile et qui cherche, “intention toujours dépassée par le geste”, “paradoxale intention qui devient a posteriori”, “intention qui ne sait pas encore”, comme dit Michel Guérin, “intention de l’accident”, gestes de liberté “qui rend nécessaire les accidents” 13, selon une autre de ses judicieuses formules. Ou, dit différemment par Bergson : “En vain nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres. Tous les cadres craquent”14.
Cette marche, ce voyage et le “demain” que j’ai évoqué, je les rencontre de manière ensoleillée dans le fait qu’Alain Kleinmann a opéré un retournement dans sa vie d’artiste. Un retournement spatial, géographique. Le regard tourné vers l’Est s’est retourné vers l’Ouest, et a traversé l’océan. Buenos Aires, Cuba, La Havane, et le théâtre. Ce n’est pas seulement un changement d’aire géographique mais c’est aussi la rencontre avec une autre langue, non plus seulement le yiddish de sa mémoire mais l’espagnol d’une autre mémoire.
Espagne, sepharad, anagramme du Pardes que célèbrent le Talmud et la Kabbale, c’est-à-dire le fait que le monde se perçoit dans la complexité de fils multiples (j’aime l’homographie du fils / enfant et des fils / Shmattes) qui se croisent, se chevauchent, s’entrelacent, se nouent et se défont, tissage, broderie et tapisserie, Maasé hochèv, cette dernière nommée par la Tora “œuvre d’art” par excellence !
Jolie amphibologie de ce hochèv qui dit aussi le fait de “penser”, il faudrait dire le “geste de penser”, Rachi précisant dans son commentaire de l’Exode 26,1 que ce mot signifie “que ce qui est vu à l’endroit l’est aussi de l’autre côté”, que l’on ne doit ainsi pas se contenter de la surface visible mais chercher ce qui se joue de l’autre côté de la toile, dans l’envers du décor !
Peut-être signifie-t-il qu’il faut pouvoir tourner autour de l’œuvre ou du moins que l’œuvre nous donne l’impression de pouvoir tourner autour d’elle. Comme nous le propose Balzac dans son Chef-d’œuvre inconnu dans la critique qu’est faite à Porbus . “Regarde ta sainte, Porbus ? Au premier aspect, elle semble admirable mais au second coup d’œil on s’aperçoit qu’elle est collée au fond de la toile et qu’on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C’est une silhouette qui n’a qu’une seule face, c’est une apparence découpée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d’air entre ce bras et le champ du tableau ; l’espace et la profondeur manquent ; cependant tout est bien en perspective, et la dégradation aérienne est exactement observée ; mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie”15.
Chez Kleinmann, c’est justement ce souffle de vie que l’on sent et que souligne la mise en scène extraordinairement puissante d’Irene Borges et de la troupe du théâtre Aldaba qui l’ont perçu et exprimé de manière si émouvante et si magistrale. Transfiguration et résurrection !
Il s’agit plus d’un “Opéra” que d’une pièce de théâtre, un Opéra de la mémoire et de la vie qui traverse les corps, les lieux, les couleurs, les idées et les océans. Une vie qui monte et descend les escaliers, ces escaliers majestueux, intemporels qui, selon une expression que j’emprunte à Heidegger, et qui fait écho à la même expression dans le Zohar, sont “noces du ciel et de la terre”16.
L’escalier qui ouvre cet “Opéra” en est l’âme à côté des autres objets.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »
Les vers de Lamartine 17 jaillissent naturellement devant ces chaises, photos, bougies, parapluies, lunettes, valises, livres, roues, voiles, chaises, landaus, machines à coudre et de tous les autres objets / acteurs du théâtre kleinmannien18.
L’escalier en est l’âme et la porte d’un dialogue que par pudeur Kleinmann ne clame pas mais invite discrètement à découvrir. Porte du dialogue avec les maîtres de la peinture des siècles qui l’ont précédé et avec les autres maîtres, ses pairs et contemporains.
Je pense essentiellement à cette scène 19 où le corps de l’acteur est debout sur trois marches et danse avec son ombre. On y reconnaît le point de fuite des Ménines si savamment glosées par Foucault en préambule des Mots et des choses, si subtilement réinterprétées par Picasso. Guernica n’est pas loin ! Les Psaumes non plus, chir lama’alot.
Un Opéra, donc, qui pourrait aussi s’intituler “Cantique des escaliers”, une traduction baroque de l’expression biblique qui donne à la concrétude de l’objet toute une noblesse paradoxale qui se perd dans la sophistication des “degrés”.
“Quiconque monte un escalier sait que la gravité l’attire vers le bas, vers le début (et le début est toujours en bas), et quiconque franchit une marche sait qu’il fait un petit pas pour entendre Dieu. Dans la montée, il y a le rythme, et dans le rythme il y a la musique, dans la musique il y a le souffle et dans le souffle, il y a le divin. Et quand dans la montée on s’essouffle, c’est pour rendre à Dieu ce qui lui appartient, en blessant l’infini de son éloignement. Surtout quand on a perdu l’âge d’enjamber les marches et de heurter brusquement la monotonie de leur ordonnance”20.
Alors on monte lentement, alors il y a le rythme, et dans le rythme il y a la musique, dans la musique il y a le souffle et dans le souffle, il y a le divin.
Merci à Alain Kleinmann de nous en offrir de si belles étincelles !
Notes :
1 Traité talmudique Baba Batra, 60b. Cité par Y. H. Yerushalmi, Un champ à Anatot : vers une histoire de l‘espoir juif, in Colloque Mémoire et Histoire, Denoël, 1986, p. 107.
2 Après Babel, Albin Michel, 1998, p. 202 à 231.
3 Liqouté Moharan, I, 54,1.
4 “On utilise plusieurs expressions caractérisant l’utilisation de la pâte en peinture : pleine pâte désigne une couche de pâte épaisse travaillée dans le frais et recouvrant tout le tableau ; travailler dans le frais signifie travailler un tableau avant que l’huile contenue dans la pâte ne soit sèche ; la demi-pâte est une couche dont l’épaisseur moyenne constitue une transition entre le glacis, très mince, et l’empâtement en haute pâte et elle forme le revêtement général du tableau sur lequel les empâtements se surajoutent ; la haute pâte est une couche de pâte dont l’épaisseur considérable confère au tableau, sur toute sa surface ou localement, un véritable relief, développement d’une troisième dimension ; l’empâtement est un retour en épaisseurs.” Ce Dictionnaire précise que la pâte est un amalgame de matières pigmentaires réduites en fines particules qui, mêlées à des constituants liquides, simples ou mixtes, non volatils, filmogènes (tels que les liants agglutinants, les liants oléagineux et les liants résineux), offrent une consistance variable. La consistance de la pâte dépend essentiellement de la qualité du liant utilisé. Ni l’Antiquité ni le Moyen Âge n’ont connu les pâtes épaisses ; les peintres de ces périodes appliquaient une technique mixte : dessous exécutés “a tempera” recouverts d’une pâte très fluide “de fines couleurs à l’huile”, riche en résine et transparente. Ce n’est qu’au xve s. que la technique de la peinture à l’huile par glacis a subi une première transformation : en diminuant la quantité de résine contenue dans le liant de broyage, les peintres du Nord et certains peintres italiens ont augmenté l’opacité de leur pâte tout en lui conservant son aspect lisse. Titien a été considéré par ses contemporains comme l’inventeur de l’exécution “en pleine pâte”. Il ébauchait directement avec une pâte épaisse, pauvre en résine et riche en huile siccative. Cette méthode l’obligeait à de nombreux repentirs, pour changer éventuellement certaines parties de ses compositions jugées mal venues. Les repentirs, conséquence inévitable du travail en pleine pâte, sont devenus dès cette époque une habitude très répandue chez les peintres.
“Tintoret, Véronèse et Rubens en Flandre ont adopté la technique de Titien – technique des pâtes épaisses et des blancs en épaisseur. Pour préparer les tons de chaque teinte, il convenait d’y mélanger du blanc d’argent afin que la pâte soit assez épaisse pour ne pas couler et qu’elle puisse bien couvrir le support. La technique moderne était née. Certains peintres, tel Watteau, pour rendre leur exécution plus rapide, se servaient même d’huile comme diluant : cet abus d’huile n’a pas contribué à la bonne conservation des toiles. Les impressionnistes – qui, au contraire, ont réduit au minimum la teneur en huile de leur pâte – ont pu ainsi obtenir des épaisseurs de pâte considérables. Van Gogh et Monet ont réalisé des effets de relief en accumulant de nombreuses couches de pâte. La peinture en relief est encore pratiquée dans la période contemporaine : Fautrier, de Staël, Appel, ainsi que les matiéristes comme Tapiès, ont donné à leurs tableaux des qualités tridimensionnelles.” (Larousse, Dictionnaire de la peinture).
5 Deutéronome 8, 3 ; Matthieu 4, 4. Je pense aussi à cette lettre qu’Einstein écrivit à Simon Doubnov “… Mais les hommes ne vivent pas que de pain, et les juifs encore moins”, 8 avril 1929, in Simon Doubnov, Le livre de ma vie, Cerf, 2001, p. 1122.
6 Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Flammarion, 1993.
7 Marcel Proust, à la Recherche du Temps perdu, Tome I, p. 47.
8 Héraclite, Fragments, Traduction Marcel Conche, Fragment 52 (130), Puf, 1986, p. 447.
9 Dans La peinture et autres lieux, Kleinmann s’en donne à cœur joie avec les jeux de mots, “on a bien le droit de s’amuser ? Non !”
10 Christian Bobin, La vie passante, Fata Morgana, 1990, p. 37.
11 Achar et ochèr.
12 Voici la traduction donnée par André Chouraqui du Sermon sur la Montagne au chap. 5, v. 1-12, dans l’Évangile de Saint-Matthieu :
“En marche !
Et, voyant les foules, il monte sur la montagne et s’assoit là. Ses adeptes s’approchent de lui.
Il ouvre la bouche, les enseigne et dit :
“En marche, les humiliés du souffle ! Oui, le royaume des ciels est à eux !
En marche, les endeuillés ! Oui, ils seront réconfortés !
En marche, les humbles ! Oui, ils hériteront la terre !
En marche, les affamés et les assoiffés de justice ! Oui, ils seront rassasiés !
En marche, les matriciels ! Oui, ils seront matriciés !
En marche, les cœurs purs ! Oui, ils verront Elohîms !
En marche, les faiseurs de paix ! Oui, ils seront criés fils d’Elohîms.
En marche, les persécutés à cause de la justice !
Oui, le royaume des ciels est à eux !
En marche, quand ils vous outragent et vous persécutent,
en mentant vous accusent de tout crime, à cause de moi.
Jubilez, exultez ! Votre salaire est grand aux ciels !
Oui, ainsi ont-ils persécuté les inspirés, ceux d’avant vous.”
13 Michel Guérin, Philosophie du geste, Actes Sud, 2011.
http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-comment-fonctionne-une-oeuvre
14 Bergson, L’évolution créatrice, Introduction, p. II. La citation complète est : “De fait, nous sentons bien qu’aucune des catégories de notre pensée, unité, multiplicité, causalité mécanique, finalité intelligente, etc., ne s’applique exactement aux choses de la vie : qui dira où commence et où finit l’individualité, si l’être vivant est un ou plusieurs, si ce sont les cellules qui s’associent en organisme ou si c’est l’organisme qui se dissocie en cellules ? En vain nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres. Tous les cadres craquent. Ils sont trop étroits, trop rigides surtout pour ce que nous voudrions y mettre. Notre raisonnement, si sûr de lui quand il circule à travers les choses inertes, se sent d’ailleurs mal à son aise sur ce nouveau terrain.”
15 Balzac, Le chef d’œuvre inconnu, Le livre de poche. Cité par Michel Guérin dans Les nouveaux chemins de la connaissance du 28 octobre 2013.
16 Heidegger, Essais et conférences, Essais / Gallimard, 1954, p. 204 et sq.
17 Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses, Livre troisième, II. Milly ou la terre natale, 1830.
18 Au cours de l’écriture de ce texte, par la discrète rencontre poétique que fait faire Kleinmann au landau et à l’escalier, me sont revenues les images de la célébrissime scène du landau dévalant l’escalier du film d’Eisenstein, Le cuirassé Potemkine (1925), reprise de manière magistralement parodique par Brian de Palma dans Les incorruptibles (1987). Il est étonnant de retrouver dans cette dernière scène de nombreux autres objets qui traversent l’œuvre de Kleinmann. à découvrir !
19 La pintura y otros lugares, p. 55.
20 Jacques Derrida et Safaa Fathy, Tourner les mots – Au bord d’un film, Galilée, 2000.
Charles Mopsik
À Alain Kleinmann, ce “Livre de la Splendeur” (Le Zohar). Pour celui qui sait si bien faire resplendir les ombres et les lumières sur des toiles tendues, morceaux de ciel qui posés sur des murs ouvrent des brèches vers des ailleurs très intimes.
Laurence Sigal-Klagsbald
CONSERVATRICE DU MUSÉE D’ART ET D’HISTOIRE DU JUDAISME
LA FABRIQUE DES SOUVENIRS
“Ou dans une maison déserte quelque armoire pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire, parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, d’où jaillit toute vive une âme qui revient. Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres, frémissant doucement dans de lourdes ténèbres, qui dégagent leur aile et prennent leur essor, teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or”.
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, XLVIII
La construction d’un livre redouble l’intention de l’artiste ; s’il restait une once d’inconscient dans la démarche, si le motif était encore qualifié de contingent, de secondaire ou de fortuit, la relecture de l’œuvre annule cette liberté.
La première plongée du regard dans un tableau d’Alain Kleinmann est fébrile : du foisonnement du motif, de la stratification des matières et de la cuisine des couleurs, l’œil ne sait où se poser. Comme sur un océan d’intranquillité. à la différence des maîtres anciens où le travail est dissimulé pour faire naître une surface comme stabilisée, ici l’artiste donne immédiatement à lire le temps de son travail et suscite l’archéologue dans le témoin.
Quel est ce métier ? À la fin de ce XXe siècle, la peinture peut se jouer de toutes les expériences radicales qu’elle a subies. Nous n’y réfléchirons plus en termes d’école ou de courant. Qu’est-ce qu’un langage pictural : matière, forme, ordre et couleur ? L’artiste travaillant demeure à ce niveau, il peint et ne discourt pas.
Pourtant de l’autre côté de la porte, le spectateur s’interroge à mesure que ses yeux parcourent la toile ; arrêté sans cesse par le détail, l’œil tant sollicité cherche le repos dans les images. Tandis que les couches de la matière sont creusées par le regard puis comme lentement reposées les unes sur les autres, les détails se fondent et l’image naît. Il faut parler ici d’image et non plus de motif. En ce sens, lorsque l’artiste dénie l’importance du motif, il anticipe sur la perception que nous pourrons en avoir.
La peinture d’Alain Kleinmann nécessite patience et précaution ; le discours qu’on peut y superposer doit être aussi élaboré dans les termes qu’elle est précise dans sa chimie.
Tout d’abord, il faut s’arrêter sur la disparition du dessin : point de ligne, nul aplat, nulle opposition violente de lumière ou de couleurs, nulle frontière enfin. Cette disparition incite l’œil à l’errance. Pas à pas, on entre dans un labyrinthe épais d’imbrications, de superpositions, de reprises et de masquage.
Puis s’étonner de nos questions primaires : qui sont ces gens ? Quelle est la nature des liens qui les unissent à l’artiste ? Sont-ce des photos de famille ? Où se dressent ces portes, portails et portiques, ces fières cariatides ? Pourrais-je reconnaître des gens, des lieux ? Est-ce une peinture d’observation, de mémoire ou d’interprétation ? Et la certitude que toujours l’artiste est parti d’une photo ou d’une image en miroir éveille notre soupçon. Le soupçon d’un faux. Une sorte de trucage, un piège.
Il y aurait piège, si à ce trouble ne s’associait un plaisir, une émotion visuelle indéniable. Comme si le lent travail de déchiffrage que nous impose la laborieuse démarche du peintre, nous plongeait peu à peu dans un bercement, dans la langueur d’une promenade de vieillard.
Le labyrinthe des images dans la peinture d’Alain Kleinmann s’apparente à trois structures du cheminement de la pensée : le rêve, le souvenir et l’exégèse. De ces principes de lecture, nous pouvons faire la clé de son langage pictural : stratification des fonds, disparition des lignes, surimpression des motifs et confusion des couleurs.
Le rêve procède par association d’idées dont la liberté – on le sait – est fragile et factice ; telles des irruptions fugitives dans une réalité devenue improbable, mêlée d’images anticipées ou déjà vues, se heurtant les unes les autres, les pensées rêvées cohabitent sans souci de cohérence. Comme au réveil d’une nuit peuplée des fantômes incompréhensibles d’une vie antérieure, le spectateur de ces peintures se retrouve parfois transi.
Bien sûr, il ne tarde guère à comprendre que l’émotion qui l’assaille vient d’une reconnaissance qu’il n’avait peut-être pas perçue d’emblée. Ce sont ses grands-parents après leurs noces, la photo de classe d’une grand-tante oubliée, son grand-père le caressant enfant, l’immeuble majestueux dans une capitale d’Europe centrale où ses parents étaient nés, la grille du château où après la guerre les enfants avaient été recueillis… Et puis ceux aussi qu’on ne connaîtrait pas mais qui nous seraient pourtant si familiers, formant comme une image générique du XXe siècle en Europe. Passagers et fugitifs, familles et générations, tels sont les individus offerts dans le dédale de cette peinture.
Il y a quelques années, Alain Kleinmann travaillait sur un passé plus proche, plus quotidien : les amies, les visions urbaines qui donnaient toujours l’impression d’être peintes en nuit américaine (c’était le cinéma, pas la photo alors !) les portraits vus de l’autre côté du miroir, le photographe photographié. Bref des images ordinaires, des traces banales mais jamais saisies dans leur immédiateté.
Entre le passé proche et le passé lointain, la différence ne réside pas dans la nostalgie mais dans l’invention du souvenir. Ici l’artiste admettra que se noue le fond de son travail. Jamais le tableau n’est peint al vivo. Il s’agit d’une recollection au sens français et anglais du terme : un assemblage qui puise dans la mémoire avec une sorte de tension. Si ces motifs relevaient de souvenirs spécifiques, autobiographiques, ils ne parleraient pas aussi fortement que cet écheveau de traces multiples : ce sont des souvenirs imaginaires. C’est précisément le caractère imaginaire, imaginé de cette mémoire visuelle qui rend possible un dialogue dans le regard de l’autre.
Si l’artiste cherchait à émouvoir tous les individus dont le regard un jour croiserait sa peinture, il n’aurait pas peint différemment. Les couleurs saturées s’inversent en non-teintes et en gradation d’ombres ; les contours impalpables donnent l’accès à toutes les fantasmagories. La sémantique picturale qu’élabore Alain Kleinmann réalise un tour de passe-passe qui consiste à offrir suffisamment de signes aux regards divers pour que chacun y lise son propre roman ; l’engouement que suscite son travail chez des gens si différents qui veulent le posséder, laisse penser qu’il a réussi à écrire en peinture l’autobiographie de tout le monde en accumulant des signes et des motifs que chacun peut reconnaître comme siens. C’est cela l’image générique.
Plus encore qu’une dimension nostalgique ou l’évocation d’un monde disparu qui se situe bien souvent dans des contrées d’Europe centrale ou orientale peuplées de vieux savants juifs ou de bambins à la casquette non équivoque, c’est la composition même de nombreux tableaux qui nous met sur la voie d’une des sources intellectuelles de l’artiste. L’élaboration des “images” par juxtaposition concentrique de motifs autour d’un thème central nous fait en effet immanquablement penser à la mise en page du Talmud : thème initial, suivi d’un développement, encadré par le puzzle des commentaires, des signes et des rappels. La configuration si particulière des pages de Talmud constitue une référence multiple en elle-même : à la fois topographie de la pensée, elle peut être lue comme l’inscription de l’histoire d’un savoir ; la mise en page offre la mise en perspective de références qui, ensemble, dessinent une chaîne de savoirs, une mémoire consignée, avec ses filiations et ses associations d’idées. Inscription d’une transmission (“un tel enseigne”, “un tel dit au nom d’un tel”), faisant l’objet d’un ressassement infini dans le temps. Le rêve, le souvenir et l’exégèse dévoilent en peinture leur nature profonde, leur relation fondatrice à la temporalité. Nous tenons peut-être ici une clé de la peinture d’Alain Kleinmann : elle est une remontée du temps intime, de multiples histoires individuelles avec leurs points de rencontre.
Le désintérêt, l’absence même de natures mortes, de paysages naturels dans sa peinture nous révèlent l’unique souci du peintre : dire l’individu et son histoire à la croisée de l’anecdote et du générique, construire des images de la mémoire humaine en laissant le regard de chacun s’insinuer dans les espaces libres du dessin et de la couleur.
Pierre Restany
CRITIQUE D’ART DANS LES REVUES CIMAISE, DOMUS… THÉORICIEN DE L’ÉCOLE DES NOUVEAUX RÉALISTES
Alain Kleinmann demeure pour moi l’incarnation d’un mythe de la mémoire, d’une mémoire collective, fluide et planétaire au-delà de ses fixations originelles. C’est qu’il y a au-delà de la lacérante précision de telle ou telle référence comme un sentiment de déchirure du temps, du temps de Kleinmann qui est celui des autres et qui entraîne tout naturellement les autres hors du temps. Marcel Marceau, dans un beau texte dédié à Alain Kleinmann, a bien ressenti cette impression fondamentale et furtive de l’échappée fugitive de la vie hors du temps.
La peinture vit aujourd’hui la plus grave crise de son histoire et cette crise est d’autant plus grave qu’il s’agit en fait de la crise de l’image peinte. Les défenseurs actuels de la peinture revendiquent pour elle le droit à l’expression de la masse affective immense de nos nostalgies, ce qui reviendrait à dire que ce sont d’autres formes d’art et d’autres genres d’expression qui assurent aujourd’hui le relais dans la transmission de notre mémoire vivante.
Eh bien Alain Kleinmann s’inscrit à l’opposé de cette opinion qui n’est qu’un compromis aussi bien avec l’homme et son histoire qu’avec l’art et sa poésie. Alain Kleinmann est un remarquable peintre qui a su mettre sur pied une savante technique de collages-lavis qui lui permet de réaliser, couche par couche, la plus efficace entreprise d’épigraphie de la mémoire.
C’est sans doute de cette façon, sur le plan mental, qu’ont opéré jadis les talmudistes à Babylone. Le résultat aujourd’hui, à travers l’immense tache noire de l’holocauste, est singulièrement efficace. Alain Kleinmann a le don exceptionnel de faire surgir les images poignantes, simples et définitives du souvenir à travers la stratification de notre mémoire, plus encore que de la sienne. Et c’est ce transfert implicite d’appropriation personnelle de l’information sentimentale qui nous rend les images de cette œuvre extrêmement proches, familières. Le “naturel” qui en émane les rend directement intégrables à la routine mentale et sentimentale de notre quotidien : c’est ainsi, rappelez-vous, que les images de Kleinmann échappent au temps dans la dimension objective de sa finitude.
Ces brèves et chaleureuses considérations que provoquent en moi les approches profondes de cette œuvre sembleraient prouver ma réelle connaissance du personnage. Or il n’en est rien. Je ne connais pas vraiment Alain Kleinmann. Il constitue pour moi un signal de la conscience que je reconnais de temps en temps et de façon quasi rituelle lorsqu’il m’arrive de participer à un jury qui lui décerne un prix : le prix Neumann ou le prix Wizo par exemple. Cela me suffit ; je n’éprouve pas le besoin d’aller plus avant dans la connaissance du personnage puisque ce contact est suffisamment aléatoire dans sa périodicité pour m’apparaître comme un bonheur du hasard ! Et après tout a-t-on vraiment besoin de connaître réellement un gourou ou l’auteur d’un bon livre pour en apprécier le message d’authentique sagesse et de générosité humaine ?
Seul peut-être l’œil du fou échappe aux messagers de la mémoire, et encore… La folie n’est-elle pas un aspect chaotique de la transparence de l’âme ?
André Parinaud
RÉDACTEUR EN CHEF DES REVUES ARTS, GALERIE DES ARTS ET ARTS MAGAZINE
ÉLOGE DE LA MÉMOIRE, MANIFESTE POUR UN ART EXISTENTIEL: ALAIN KLEINMANN LE NAUTONIER
C’est en faisant appel à un demi-siècle de recherches personnelles que je qualifierais de “laboratoire” du milieu artistique, et pour avoir analysé les œuvres et interrogé les artistes parmi les plus importants – Braque, Giacometti, Max Ernst, Hartung, Matta, Alechinsky, Mathieu, Soulages, Hélion, Soto, Chagall, La Poujade, Botero, Buren, Rauschenberg – que je crois pouvoir dégager aujourd’hui des observations dont chacun pourra apprécier la pertinence, à l’orée de ce millénaire, pour avoir la capacité de transformer les donnes de la quête de l’Homme. C’est à partir des perspectives et des “pouvoirs” de l’art que nos desseins s’annoncent. Il nous faut découvrir et affirmer la même puissance de valeurs qui vont révolutionner nos comportements complexes.
Tout se passe comme si les dix milliards d’humains centenaires qui transformeront demain la Terre en cerveau, riche de dix milliards de neurones pensants, s’affirmaient désormais comme les sources d’une énergie incontournable. Mais nous sommes loin d’avoir opéré, au niveau humain, aux recherches et à la mise au point des disciplines qui peuvent rendre possible cette perspective inouïe.
La notion de Temps, d’ordinaire, est le fruit d’un raisonnement-réflexe presque instinctif, né de la succession des événements que nous enregistrons et qui devient semblable à la mouvance des aiguilles d’une montre, confortant notre concept de la durée et qui marque l’existence des phénomènes dans leur succession. La chronologie a conféré au Temps une valeur baptisée objective, mais dont la véritable existence est l’irréversibilité et l’élan qui est la force conduisant tous les éléments de l’univers. Mais l’erreur, comme le dit Bergson à propos de Kant, serait de prendre le Temps comme un milieu homogène et de baptiser Temps la chronologie. L’évidence est que nous ne percevons l’existence du fluide cosmique que dans des situations exceptionnelles qui exigent de renoncer à tous les impératifs qui nous isolent et tissent nos codes habituels de pensée et de comportement. La vision de l’œuvre des créateurs artistiques peut faire naître un de ces états privilégiés.
L’effet produit par l’image “réinventée” d’un élément emprunté au réel d’un passé aigu et transformé dans un espace particulier dit artistique, offert ensuite à l’œil d’une personne installée dans son présent et traduit par un déphasement, provoque une émotion sensible qui peut accentuer, par la mise en scène de la composition, l’intensité de la couleur et la surprise. L’émotion produite par ce déséquilibre soudain peut également susciter un plaisir de découverte novateur éveillé soudainement. Nous sommes “ailleurs”. Présent, passé, ne font plus qu’un, et un fragment lentement élaboré du mental d’un “autre” est immédiatement perceptible. Le raccourci de la vision et la sensation participent à l’émotion. Notre perception du réel est transformée en un élan comme si nous disposions d’un “double cerveau” rendant perceptible l’évidence d’une autre actualité et d’un espace composite qui nous dégagerait des évidences habituelles en révélant une perception neuve d’un autre être, soudain fraternel – phénomène qui devient également une révélation de nous-mêmes, à un niveau d’innocence retrouvée. On peut poursuivre l’analyse, mais situons le “choc” qui établit un contact avec la force primitive qui a fait naître notre état sensible et conduit à l’identité de notre personnalité. Retenons que les éléments sélectionnés du Réel par l’artiste sont proposés dans une perspective originale qui conduit à une prise de conscience d’une “autre réalité” que celle qui cerne le spectateur et nous sommes invités à retrouver et à recomposer la création plastique, véritable apprentissage d’une différence avec le réel et exercice de temporalité, dans la mesure où l’amateur accepte, par ce procédé de recréation, d’éprouver l’existence d’une dimension différente mais aussi vraie que le réel et comme porteuse du “sens” des origines – le “coup de foudre” et le “plaisir d’amour” relèvent des mêmes sources.
L’apprentissage “créatif ” – conséquence du choc émotif – proposé à l’amateur, peut lui permettre une exploration initiatique capable de lui ouvrir les perspectives de l’existence d’une temporalité, c’est-à-dire l’élan du flux créateur. La première étape étant de comprendre en le vérifiant le code esthétique de l’artiste et sa quête. L’important étant évidemment de considérer l’œuvre comme un diapason d’une musique à découvrir. Nous sommes à la frontière des vérités essentielles, mais il s’agit de ne pas confondre les moyens et les fins. La Beauté est certes une réussite esthétique qui obéit à des règles formelles, mais qui peut également, par le culte qu’elle inspire, nous éloigner du sens du neuf qui nous est révélé. Elle appartient au conditionnement culturel d’une civilisation dont il faut savoir se dégager. Le vrai problème, à partir de l’émotion artistique et du déséquilibre mental que peut produire le choc émotif avec l’œuvre, est d’adopter des règles capables, à partir de l’art notamment, de nous dégager des états qui nous figent et des idées qui nous isolent.
L’art, proclamons-le, se doit d’échapper à l’ordre économique de spéculation, d’éviter les services des codes sociaux, de s’évader des influences qui peuvent aliéner ses desseins originaux. Nous devons retrouver l’élan préhistorique qui guidait nos ancêtres célébrant leurs bisons. C’est le nous-mêmes de demain qui est en jeu.
Il y a vingt ans (en 1984), j’ai fait la rencontre du peintre Alain Kleinmann dont la démarche incarnait remarquablement mon analyse de l’art. L’artiste est juif. Le peuple hébreu des origines nous a transmis le témoignage de sa langue où chaque lettre a une valeur numérique et où les mots sont semblables à des nombres. Les 613 préceptes de la Bible – qui, par ailleurs, énoncent l’existence des 365 jours de l’année – traduisent remarquablement l’héritage des connaissances d’un peuple dont la religion, avec la Tora, énonce les valeurs d’une pensée qui inspirera son histoire. Un artiste juif est en quête permanente du sens. La peinture de Kleinmann célébrait ce que je dénommais une “mémoire imaginative” associant les ressources des connaissances à une recherche de signification permanente qui en dictait les compositions au point que l’évidence de la figuration de son sujet et leur réalisation comme chacun des signes étaient à la fois figuratif et abstrait. Chaque élément semble jaillir d’une mémoire transformée, par le pinceau et l’œil, en taches, en fragments, véritable parcelle d’un langage qui, peu à peu, s’établit.
Kleinmann se mobilise aux sources de sa mémoire pour faire surgir par les signes, des formes et des couleurs avec lesquelles il trace un véritable vocabulaire. Son pinceau apparaît comme un sismographe qui retrouve les traces de tous les passés, des lettres typographiques associées aux nombres, un dessin de tissu ou une photo. Il puise avidement dans ses souvenirs comme un architecte édifiant un mur, en utilisant tous les matériaux possibles. Et cependant, Kleinmann ne s’écarte pas de la ligne de temporalité. Chaque bribe fait surgir une suite dont il établit la cohérence, d’abord par la couleur. Le sépia, par exemple, qui apparaît comme le “ciel” du Temps et situe sa dimension – tel un “murmure, dit-il, qui affirme une thématique”. Il utilise aussi le rouge qui fait vibrer le brun, et le bleu, couleur des vieux bronzes. Le temps de vieillissement des couleurs lui permet d’atteindre leur véritable densité et devient une mise en valeur de la sensibilité créatrice. Chaque toile est comme la façade d’un immeuble qui enregistrerait les traces des événements dont elle a été témoin. Cette quête de la diversité, je l’ai retrouvée également dans les matériaux – même abandonnés – qu’il utilise comme surface de son œuvre : vieilles photos, lettres, cartes de voyage…, et qui affirment leur présence comme des étrangers qu’il s’agit d’assimiler en transformant l’image. Il a particulièrement adopté le carton ondulé qu’il déchire pour faire surgir – “de derrière les choses”, souligne-t-il – un état de complexité semblable à la réalité. Il en utilise la situation comme des strates, et tous les signes comme une écriture. Kleinmann a mis au point la “fabrication de sa toile” en détrempant le papier et en le pressant ensuite comme une gravure, imprimant même les éléments en relief ou en blanc, marouflés à la colle acrylique.
Il introduit, dans son support, de véritables bas-reliefs de sculpteur dans la même matière de résine. Chaque toile compose son propre chaînon de hasard de signes et propose des chemins d’aventure qui s’ajoutent aux sujets présents. Tout peut devenir “mémoire”. On le découvre même sur la tache d’un tampon, comme pour affirmer l’authenticité d’un espace ou son contraire avec le terme “annulé” qui semble remettre en question son invention.
Il s’agit certes d’un voyage intérieur, mais dont chaque étape est un souvenir, comme des ombres sur une main, d’une mémoire, d’une vie qui passe et qu’il dégage du labyrinthe pour composer un rêve.
On a remarqué que Kleinmann, pour élaborer son message, utilisait un principe de juxtaposition concentrique sur un thème similaire à la mise en page, si particulière du talmud, encadrée par le puzzle des commentaires dessinés, “une chaîne du savoir”.
En considérant, avec l’attention d’un amateur, les peintures de Kleinmann, comme le souligne Laurence Sigal-Klagsbald, “Le rêve, le souvenir et l’exégèse dévoilent en peinture leur nature profonde, leur relation fondatrice à la temporalité.” − “Nous tenons peut-être, écrit-elle, une clé de la peinture d’Alain Kleinmann, elle est une remontée du temps intime.”
À l’époque j’écrivais, lors d’une de ses expositions : “Un ami de province, après avoir visité ‘Le Montmartre des ateliers du génie’, au cœur du Salon des Indépendants – qui évoque non pas seulement le Montmartre de la nostalgie, mais les lieux mêmes où ont été enregistrés les tremblements de terre de la sensibilité qui ont fait naître l’art et le monde moderne – me demande : “Que doit-on voir de plus important à Paris ?” Et je lui réponds sans hésiter : “L’exposition d’Alain Kleinmann”. Et je m’explique :
Que s’agit-il, aujourd’hui, de dire en peinture ? Quelle vision ouverte peut-on proposer avec un tableau ? Peut-on peindre au-delà du savoir-faire ? Est-il possible de changer en changeant la peinture ?
J’écoute la peinture d’Alain Kleinmann et les émotions subtiles qui naissent en moi : l’évidence d’abord de la qualité du dessin : d’abord, c’est-à-dire la preuve d’une authenticité instinctive. On dirait une pulsion du subconscient, un fragment arraché à une mémoire ancestrale pour nous parler d’espoir. Puis, se découvrent, comme les alluvions d’un fleuve, les indices d’une autre culture, des griffures, des graphismes, preuves d’une existence différente, de strates d’âges antérieurs et de multiples identités : un foyer de métaphores qui marie le vrai et l’inventé, le mythique et le fantasme, le souvenir et la trace. Nous sommes devant une peinture dont la dimension est le temps − dans sa substance même, sa virtualité, son utopie, sa force onirique, plastiquement transposées.
Je crois qu’Alain Kleinmann est un artiste d’une rare qualité qui a le pouvoir de nous proposer avec le sentiment de l’existence du temps − éclaté − la découverte de la nouvelle modernité.
Sa peinture n’est pas seulement une invite à concevoir une topographie particulière du tableau, mais une interrogation particulière de notre identité. Ce n’est pas un hasard si Kleinmann est nourri de la maïeutique talmudique qui permet de retrouver le sacré, au nœud des contradictions. Son œuvre nous introduit au cœur du labyrinthe de notre pensée, dans le courant de notre désir de vivre et de survivre, je dirai que cette peinture nous met dans le flux du temps, après la peur de l’apocalypse atomique. Comme si peindre était une prière et la peinture capable de communiquer la force et l’assurance d’un autre sens de la vie. Kleinmann, peintre du temps existentiel, nous le propose comme une grâce à partager. Nous sommes, nous dit-il, sur le point d’être. Un des derniers messages de Louis Aragon a été d’écrire la préface d’une exposition d’Alain Kleinmann.
Ce qu’il convient de considérer dans cette démarche d’un artiste de sa génération, c’est la force de sa vision dans le grand courant des messages plastiques. Nous sommes à une époque marquée, me semble-t-il, par la réponse des cerveaux humains au bouleversement des images, et la peinture comme l’ordinateur sont des solutions qu’il convient d’analyser. Je crois que chaque instant de notre vie est une création qui métamorphose toutes les valeurs de l’espace que nous sommes capables d’appréhender en temps, un peu comme l’aiguille d’un phonographe ou comme la chlorophylle qui transforme le gaz carbonique en oxygène. C’est peut-être cela notre fonction essentielle. C’est à partir de cette catalyse que nous existons et que le temps devient réalité. Les images sont la matière mentale de notre digestion de l’espace. Et la justification essentielle des artistes, depuis l’origine du monde, est de fixer la texture du temps-espace. Les grands inventeurs de la peinture sont ceux qui élargissent la dimension de cette connaissance existentielle. Je crois qu’Alain Kleinmann est un de ceux-là. L’image kaléidoscopique de notre quotidien, qu’il nous livre, avec une matière parfaitement plastique, une évidence figurative, mais au-delà de l’image, est une façon de nous mettre en face de ce que j’appellerais “la complexité de l’image”, qui correspond à celle que nous devons assumer aujourd’hui, pour comprendre et vivre notre réalité.
Je trouve également, dans sa peinture, une force de conviction, l’évidence du sens, l’élan qui va au-delà du dit et du peint. Je dirais un amour du spirituel, marié à la sensorialité du détail – toujours tout est vrai dans chaque parcelle de ses toiles − mais transgressé par le signe de l’homme, sa griffure, son langage, son mental en effervescence.
Les tableaux de Kleinmann sont comme une radiographie de nos âmes à la dérive du temps, dont nous cherchons à retrouver le fleuve. Je crois − j’espère − que la peinture va de plus en plus s’éloigner des afféteries et des jeux intellectuels, comme des lois de l’offre et de la demande et des procédés du marché, pour retrouver la vérité de sa force tellurique. Oui, les peintres sont des sismographes, dont le témoignage est un des rares messages qui peut nous parvenir des espaces inconnus de l’homme et de l’univers, pour nous permettre de faire le point sur les routes de l’histoire. Kleinmann est un nautonier, dont nous devons scruter l’œuvre, avec l’attention qu’on accorde aux grands voyants.
Et c’est alors que le concept de Temporalité, élément fondamental de la démarche de création artistique, a cessé d’être pour moi une hypothèse pour s’affirmer comme une valeur philosophique existentielle au plein sens du terme, et conférant à l’art une fonction initiatique qui concerne chacun d’entre nous pour trouver l’état de lucidité et de sensibilité.
Hastaire
|1| UNE SOMPTUOSITÉ CHALEUREUSE COMME UN DON
Alain Kleinmann n’est pas un peintre parmi d’autres. Une fois jetée cette affirmation péremptoire, il convient de dire pourquoi, même si ce ne sont pas les motifs objectifs de cette singularité qui font défaut.
L’abondance et la qualité des textes écrits sur l’œuvre du peintre invitent sans doute à la modestie. Nous croisons, au hasard de la lecture de tel ouvrage, tel catalogue consacré à l’artiste, d’immenses talents qui, un jour, dirent quelque chose de substantiel sur son œuvre. Comme dans le journal de voyage aux Pays-Bas de Dürer où ce dernier note sobrement “… Celui qui a rédigé ma supplique chez Monsieur Banissi est un petit homme nommé Érasme…” , nous rencontrons ici et là, Louis Aragon, Jankélévitch, Elie Wiesel et bien d’autres encore… Nous remarquons que tous insistent sur l’exceptionnel travail de mémoire accompli par Alain Kleinmann (il faut, me semble-t-il, souligner à quel point cette mémoire retrouvée, en sa picturalité, se manifeste rarement de façon aussi efficace − alors qu’elle n’est guère absente des écrits comme des écrans).
Cette importance thématique posée, il convient de s’approcher du fait pictural. Or, à cet égard, un texte ne vaut que par sa capacité à faire se lever des images, lesquelles existent dans l’œuvre, parfois de façon subliminale, parfois de manière éclatante, mais aussi aveuglante. Un peintre véritable participe toujours d’une nouvelle manière de regarder le monde, c’est-à-dire donner à voir plus que le pinceau qui nous le montre. Au-delà d’une adhésion spontanée, d’un regard vite fusionnel, l’univers de Kleinmann s’impose à nous, tant sa langue baroque, composite, semble comme impérieusement attendue, une peinture qu’on appellerait si elle ne s’était enfin révélée. Et, si cet art suscite à ce point l’enthousiasme, c’est qu’il en procède (cela tombe bien : l’Occident avait un urgent besoin de chaleur). Dans le climat artistique passablement délétère que nous traversons, il n’est pas bon d’oser la peinture. L’artiste, ici, comme d’autres, relève ce défi. (Aussi, nous sommes en droit de demander des comptes sur l’état des lieux de l’art dont nous héritons en ce tout début de siècle : les tautologies érigées en nec plus ultra de la complexité de la pensée, le signe infra-minimal qui ferait furieusement sens, la redondance archéodadaïste, tout cela fait, semble-t-il, bailler beaucoup, à l’exception des quelques-uns qui en vivent, bien sûr. Réservons-nous, ailleurs, un devoir d’inventaire. Cet héritage encombrant qui nous envahit et n’en finit pas, animé d’un dur désir de durer, ne nous intéresse que parce qu’il s’entête à s’enraciner comme arbre triste masquant les riches bois de ceux qui manifestent leur bonheur d’être libres. Libres du Prince, de son fait, des corridors où ça bruit, des minuscules officines toutes puissantes où l’ennui vient à la soupe à défaut du génie.)
C’est bien l’altérité, cette instance supposant son aller-retour, qui caractérise l’œuvre de Kleinmann. Voici un peintre qui se livre, s’expose, ose dire la peinture et ses difficultés, lui, si doué de facilités : maître en mathématiques, sémiologue, talmudiste, expert en herméneutique, comme il aurait été simple à cet Hermès Trismégiste de plaquer un vague discours savant sur une quelconque attitude formaliste ! Or, c’est dans la prise de risque que cet artiste s’accomplit ; choix de ne jamais s’ennuyer, comme celui de ne jamais accabler. Et depuis un quart de siècle nous assistons à un défilé qui nous est une fête sans cesse renouvelée ; une curiosité toujours éveillée qui cherche, trouve, s’incarne et ne se retourne pas ; qui propulse la mémoire en sa douleur comme en ses bonheurs, loin, très loin devant nous, et que nous rencontrerons à notre heure, sur notre chemin.
Aussi, parce qu’il vient du signe, du chiffre, l’artiste n’a de cesse de vouloir faire sens. De toutes façons et à visage découvert. Il sait, à l’instar de Braque, que les preuves fatiguent la vérité et, comme Montaigne, qu’il n’existe qu’entre glose, que les œuvres peintes ne sont qu’un moment de l’alphabet, les lignes de nos vies, pages que l’on tourne d’un livre qu’on ne terminera jamais.
Ces femmes, belles comme l’Orient, ces livres lus, fatigués, entassés, ces clefs qui hésitent à rencontrer leur serrure, ces vieux érudits que l’on craint de déranger, Jérusalem tant de fois céleste, toutes ces images nous regardent droit.
Somptuosité chaleureuse comme un don. Alain Kleinmann peint ces hauts plateaux que sont les villes : son histoire n’a pas partie liée avec les champs, les plaines ou autres campagnes ; non plus avec l’océan et ses rivages. D’une ville l’autre, d’un pays l’autre, une valise comme seul bien − et les livres surtout − peinture nomade. Et c’est tant mieux car les villes sont peuplées. Peuplées de ces visages qu’il nous restitue parfaitement ; ceux des siens, ceux de tous les siens. Profondeur de champ : Yvonne, Werner, Babeth, Pierre, et plus récemment, Emmanuelle et Sarah. Nets, car tout proches. Ensuite vient l’emblématique : un peuple auquel il donne tour à tour tel visage, et où chacun se reconnaîtra s’il vient de ces parages où trop a soufflé le vent de la barbarie.
Dans sa belle sobriété chromatique, peu d’artistes auront porté si haut les couleurs du judaïsme (l’approche qu’en fit Chagall, si admirable fût-elle, suppose une prise de distance par rapport à son milieu ; la peinture à ce moment de la Russie n’était certes pas un métier juif. C’est la révolution de 1905 qui lui permettra de s’affranchir et de s’exprimer avec le bonheur que l’on sait).
Beaucoup plus loin à l’est, le peintre tombera sous le charme de l’Extrême-Orient. Les images qu’il nous en rapporte reflètent son goût immodéré pour tout ce qui fait sens chez un peuple. Le hiératisme des personnages, leur noblesse, là encore, s’imbriquent avec leur écriture. Cela n’est pas fortuit : comme l’hébreu, les idéogrammes chinois sont magiques, jubilatoires, et peut-être plus encore pour ceux – dont je fais partie − qui n’en voient que la part mystérieuse du signifiant. Peut-être une piste afin de comprendre comment deux mondes si différents se rencontrent, et ne font, in fine, qu’un seul tableau ?
Baudelaire affirmait avec raison qu’un grand peintre peindra des fleurs, par exemple, mieux que n’importe quel spécialiste en la matière. Ainsi, l’artiste s’affranchit-il de temps à autre du monde hébraïque afin de moissonner d’autres expériences, partir à la rencontre de nouveaux éblouissements.
Si cette peinture captivante est très souvent voluptueuse, nous pouvons aussi remarquer une absence d’érotisme manifeste. Ce n’est point là affaire de religion : Alain Kleinmann s’octroie ce que le peintre veut. Ce n’est pas là non plus affaire de morale mais bien plutôt d’éthique personnelle, toute vraie mise en scène de l’érotisme supposant son objet à asservir. Sans doute rencontrons-nous ici le poids de l’histoire et de ses avatars. En cette mémoire, Sade ou Bataille ne peuvent être de mise.
Plus prosaïquement : comment cette magie − toute peinture efficace en est une − fonctionne-t-elle ? Ici, je serais tenté de répondre : par l’abondance de signes, de matières, de sens. Mais abondance n’est pas surabondance. Simplement, il est des peintures généreuses, d’autres qui le sont moins ; j’entends là quant à la quantité de signes transmis. Il y aurait chez cet artiste comme un devoir de complexification qui relaierait celui de révélation afin de s’incarner dans le baroquisme heureux dont je parlais plus haut (nous sommes lassés de ce surmoi minimaliste qui prétendrait nous intimer d’être très en deçà de notre ambition à habiter le monde). Historiquement le baroquisme tend à épater, réduire, récupérer, il est une politique. Dérive du langage : j’emploie le mot baroque bien plutôt comme expression d’un moi richement bariolé. Et qui se répand voluptueusement. Plus hugolien que mallarméen, Kleinmann nous offre des images généreuses qu’il se garde bien de censurer.
Dans son entreprise de complexification, il sollicite depuis longtemps cette troisième dimension qui a priori ferait défaut à l’image peinte (alors que toute trace apposée − fût-elle d’aquarelle − est physiquement une épaisseur). D’où cette richesse, ces labyrinthes, ces caches (quels dangers veut-on semer ici ?), d’où ce chant plein qui vous envahit et vous emporte. C’est à ce moment où cette troisième dimension achoppe sur les deux autres, que le peintre-sculpteur fait le saut, et devient sculpteur. Bien sûr, peut-être dira-t-on sculpture de peintre (parce que souvent frontale) ? Mais si de ces hauts reliefs surgit cette rare séduction jusqu’alors tapie dans les tableaux ? Si l’œil va et vient avec gourmandise dans les plis et replis de ces livres ensemble sidérés ? Univers unique qui brille de toutes ses teintes : noir charbon, bleu roi, vert canon, gris acier, or patiné ; palette de sculpteur que le peintre renaissant tente de s’approprier comme un nouveau monde.
Avant de parvenir, chemin faisant, à l’un de ces points d’équilibre possible qui fait qu’un tableau s’achève en une sorte d’hésitation définitive, le peintre aura mis en œuvre une alchimie très savante. Il y a d’abord l’idée, elle continue sa route et, pendant ce temps, il y a aussi de précieuses trouvailles. L’artiste fait son marché, achetant ici et là de magiques papiers. En Afrique, au Japon, en Chine, au Népal, aux Philippines, à Jérusalem aussi : de vieux plans d’urbanisation, de vieux documents qui n’ont de valeur que pour lui seul, ou à peu près. Aussi, ces superbes étoffes du Rajasthan qui participeront à confectionner la chair généreuse de ses toiles. En Europe, en France même, il écume les Puces, s’emparant de lettres, de photos, de tout ce qu’il incorporera à l’œuvre comme autant d’éléments volés. Si la photographie piège l’instant, en piégeant ces clichés, Kleinmann nous en restitue l’image insistante et pérenne ; le passé n’est jamais que du présent qui fuit.
Après avoir joué de main de maître des subtils allers-retours en quête de vérité, mais ne goûtant pas l’exactitude, le peintre prétend justement à de nouvelles conquêtes.
Il y eut d’abord ces images annulées, saturées, gommées, abolies. Ensuite vinrent ces œuvres à la mémoire lourde, à la virtuosité plus secrète, plus dense. Œuvres riches de matériaux collés, piégés, protégés, masqués, sur lesquelles l’huile, riche, encore, de son histoire à exprimer, se déposera. Et les sculptures que nous avons évoquées. Ici, j’oserais une hypothèse : les grands et somptueux papiers exécutés récemment, dans leur sobriété matiériste relative, doivent leur envol à la réussite incontestable des sculptures. Alain Kleinmann, en montant, aura suivi sa pente. D’une part, le papier − la surface retrouvée − et, par ailleurs, l’incarnation spatiale de cette complexification de l’expression d’un monde qui n’a jamais prétendu faire de la simplicité une vertu cardinale.
Que ces hautes œuvres gagnent le large, elles nous accompagneront. Et nous les écouterons.
|2| ALAIN KLEINMANN: UNE IMPÉRIEUSE LOGIQUE PASSIONNÉE
“Tous ceux qui n’ont pas le sens artistique, c’est-à-dire la soumission à la réalité intérieure, peuvent être pourvus de la faculté de raisonner à perte de vue sur l’art.” Marcel Proust
Telle une signalisation au bord des voies saturées du commentaire sur la peinture, cette réflexion de Proust devrait inciter à la prudence. Aussi, essayons de n’être point raisonnable, et ne pas perdre de vue qu’un texte écrit par un autre peintre n’est au mieux qu’un regard appuyé, enthousiaste, un signe d’amitié, d’altérité, lequel ne comble que celui qui le commet, tant l’important est l’amour porté et non celui que l’on reçoit. Même s’il s’avère que bien souvent les artistes seraient mieux fondés que d’autres à pénétrer en profondeur les œuvres qui les inspirent, la prise de risque assumée en la circonstance reste vécue le plus souvent comme une singulière effraction eu égard à l’habitude − et plus encore à ce qui se présente comme l’habilitation.
Posée cette précaution comme liminaire, prenons nos plumes les plus neuves, les plus acérées, afin d’approcher un monde qui ne se laisse pas apprivoiser facilement tant il nous apparaît richement bariolé, foisonnant à l’extrême, irréductible en ses innombrables entreprises.
Alain Kleinmann est un homme joyeux et profond, cultivé, heureux du sort favorable que l’exercice de la peinture lui a réservé, affrontant le tragique armé de son fort pouvoir de dérision, ignorant la jalousie et l’amertume, il est une force qui fonce, délaissant les détails aux bons soins des magasins d’accessoires. La formation intellectuelle de l’artiste (les mathématiques, la sémiologie), la passion de la logique qui l’anime auraient pu faire craindre l’apparition d’un plasticien sévère, rigoureux à l’excès, un conceptuel de plus en sa marée, un ennuyeux dogmatique très professionnel. Là où nous attendions Mallarmé, c’est Hugo qui vint.
Ce siècle a aujourd’hui deux ans. Et Kleinmann peint, réalise des sculptures, écrit, pense des livres avec bonheur. Sa productivité est grande, décidément tourné vers l’avenir il manifeste peu d’enclin pour le repentir. Il puise à grandes brassées dans l’océan de sa mémoire débordant d’argile humaine les éléments nécessaires à l’élaboration de son magique modelé. Un vers de Fargue semble écrit pour le peintre : “des formes se hâtent avec une sûreté ancienne”… Peut-être touchons-nous là le point sensible de cet art fait de solides fulgurances, parfois sans âge en raison d’une souveraine modernité qui ne concède rien à la mode, passerelle urgente entre des mondes que rien n’aurait dû séparer. à cette séparation artificielle des eaux, la confiscation de la notion de contemporanéité par une clique de mondains retors, Alain Kleinmann répond par l’insolence de peindre.
L’ORIGINE
LA BELLE INSISTANCE D’UN CHOIX
Dans un livre tout récent, La peinture et autres lieux (éditions Dima), composé de textes écrits par l’artiste, de photos de lieux, d’œuvres, de parents ou d’amis, de rencontres prestigieuses (Aragon, E. Jabès…), une “image” forte, un rien subliminale, clôt l’ouvrage sur une double page : le plateau d’une table de travail, des papiers en devenir, froissés, indociles telles des étoffes jetées là en attente de confection, et, posés sur la droite, des ciseaux de tailleur. Photographie prise à l’atelier. Ce mélange des genres témoigne, au-delà de l’œuvre, de l’indéfectible fidélité du peintre à l’Origine. Ici, le mode singulier est pesé.
Après Chagall, lequel aura engendré son lot d’épigones parfois adroits mais peu scrupuleux, Alain Kleinmann, dans sa belle indépendance picturale, est sans doute l’un des seuls à s’être hautement confronté à “l’illustration” de la mémoire juive, pratiquant un aller-retour étonnant entre son monde “privé” et l’universel.
“Pourquoi, jeune homme qui n’a pas vécu tout cela ? Mais tant mieux n’oublie pas, et nous aussi, avec toi” écrit fortement Ivry Gitlis à propos de l’artiste. Avec le musicien, avec le peintre, nous n’oublierons pas, nous non plus…
LES OEUVRES EN LEUR ACCOMPLISSEMENT
DEVENIR SOI-MÊME POUR SE RASSEMBLER
Une œuvre de Kleinmann s’identifie immédiatement. Toiles, papiers, sculptures s’imposent comme étant siens au premier regard porté, et ce, quelque soit le pays dans lequel on séjourne, le lieu qui les abrite, la distance à laquelle on se trouve… Nul besoin d’aller chercher la signature discrète, cachée comme dans un jeu de quotidien populaire. On dit : un “Kleinmann” ; la signature est l’œuvre. Tout simplement. Cela paraît aller de soi. Alors que, bien au contraire, en particulier pour un artiste cultivé, être soi-même à soi tout seul relève toujours d’une gageure, d’un pari gagné tant le pouvoir d’attraction des admirations est grand et envahissant. Avant cela, il faut être capable de dévorer − pour ne pas l’être soi-même − les grands autres, les intégrer, les ingérer afin de se nourrir de leurs vertus, à l’instar de ces guerriers cannibales qui imaginaient s’approprier les forces de leurs ennemis vaincus en en faisant leur repas ; pour enfin les digérer… Mais, bien qu’arrivé à cette position, cette “lisibilité” de signature, Alain Kleinmann sait fort bien que l’histoire d’un artiste n’existe qu’en constante dialectique avec l’histoire des autres peintres.
Avant de parvenir à cette invention, la somme de signes que l’on désire mettre en scène en un ordre choisi auquel personne jusqu’ici n’avait pensé tel qu’il s’offre (l’absence de style ressortant plus ordinairement d’un arrangement, d’un assemblage plus ou moins réussi de ceux des autres), Kleinmann aura connu les emprunts, les influences, les éblouissements nécessaires à la constitution, à la création de ce qui s’affirme comme sa “griffe”, sa “signature”.
Griffures, chiffres, mots, jeux sur l’apparition / disparition, toutes ces “allusions” furent l’alphabet nécessaire à une figuration nouvelle, plus complexe, plus riche de signes et de sens, apparu dans les années soixante-dix. En y apportant son tempérament à la fois logique et passionné, Kleinmann participa pleinement à cet avènement. Puis le temps, le talent, mais aussi le labeur et la ténacité firent leur œuvre : depuis beaucoup d’années, les images d’Alain Kleinmann ne ressemblent étrangement qu’à elles-mêmes…
En un temps où tout le monde fait comme tout le monde afin de se faire remarquer, cette conquête n’apparaît pas sans mérite.
LA PROFUSION
LES COULISSES D’UNE SCÈNE BAROQUE
Un goût immodéré du détournement où rien ne se risque à se perdre mais bien plutôt à se transformer : c’est avec une véritable intuition d’alchimiste que Kleinmann transmute les matériaux les plus précaires, mais aussi les plus nobles − le bon goût étant aussi éloigné de la peinture que les “belles lettres” le sont du sang nécessaire à l’écriture, un artiste devant aussi savoir, en ses manipulations, “plomber” l’or.
Les plus humbles tissus, les plus riches étoffes, les papiers modestes, ceux à la texture royale, les vieux cartons à dessin subiront le même sort : annexés, transfigurés, magnifiés, ils cracheront leurs diamants et deviendront le support ou la partie d’un tout qui s’appellera peut-être un jour “tableau” ; le vieux, le décrépit, l’usé deviendront magiquement le “poli” ou le “patiné”. Un véritable chercheur d’or est souvent un faux-monnayeur…
Ce sens rare du détournement, de la falsification, du réhabilité, accorde comme un sursis à une nouvelle vie animant ces matières qui n’en finissaient plus de mourir des morsures langoureuses du temps. Ce renouveau n’est pas un supplément d’âme mais bien plutôt une animation au sens de “donner vie” à ce cortège flamboyant que sera l’œuvre. Ce qui n’était que lettre morte devient message de vie…
Aussi, réhabilitation par une savante appropriation, qui, parfois respecte le sens premier de l’objet : ces montres à gousset montées sur socle ne s’attardant pas à courir après le temps, se contentant de nous offrir l’heure juste une fois toutes les douze heures. Avec une vitalité brûlant d’en découdre avec la matière, il agit par un impérieux désir de faire se plier les matériaux les plus divers en les appropriant à son monde avec une boulimie d’ogre sympathique. Marée qui toujours monte, train qui tente de se maintenir sur ses rails, parfois trop sage, parfois trop fou, Alain Kleinmann sait que le juste milieu est une terre qui ressemble à l’ennui.
Tant d’œuvres aujourd’hui sont muettes avant que d’avoir existé.
MATÉRIAUX
LA FIBRE INAUGURALE
Les intitulés techniques qui accompagnent les reproductions des œuvres annoncent cette profusion : papier artisanal, huile sur toile et matériaux, mine de plomb et encre sur papier gaufré, huile sur toile et sculpture, lavis sur pâte à papier et matériaux, plâtre, bronze, huile sur papier gaufré, encres sur pâte à papier et papiers divers, matériaux divers sur papier “végétal”… cette énumération nous semble nécessaire à souligner car lorsque nous feuilletons tel ou tel ouvrage consacré à l’artiste, nous nous trouvons devant une œuvre d’une cohérence rare, savamment pensée. Mais cette même cohérence prend aussi le risque de nous cacher une exceptionnelle diversité en sa curiosité, en ses découvertes.
Au-delà des intitulés qui ne sont que l’indication du choix du support, il faut ajouter ce qui se montre ou parfois se cache dans les œuvres : photos anciennes, tickets de transport ou autres, vieux papiers officiels, plans d’urbanisation…
Peu d’artistes auront eu ce rare bonheur d’invention consistant à adopter des matériaux tout particulièrement choisis en fonction de la “demande” de l’œuvre à naître.
Ces mutations sont réfléchies, examinées. Ici sont rassemblés les ingrédients nécessaires à toute vraie création : une volonté, de la jubilation dans la réalisation du projet, et ce qu’il faut d’empirisme, car n’oublions pas cette instance qui toujours amène l’artiste plus loin, le hasard. Pour beaucoup le hasard n’est que ce qui piétine dans le préconscient, cette antichambre où se stocke des “images” qui s’impatientent − tout au contraire des étoiles qui scintillent encore bien après leur mort.
L’ÉCRIT
LA LOI ET L’URGENCE
N.P.A.I. : n’habite pas à l’adresse indiquée, Les lettres, La table des matières, Questions-réponses, Vocabulaire, Idéogrammes, La bibliothèque de Mondrian, Le livre de Sarah et Yukiel, Le livre de famille, Le livre de Vilna… Les intitulés soulignent avec une belle insistance l’importance de l’écrit dans l’œuvre du peintre. Si “l’œuvre” prend en charge sa part de signifiant, le rôle du signifié est dévolu, lui, à l’intitulé. Alain Kleinmann n’a pas le goût du “slogan”, lorsqu’il s’agit de l’œuvre elle-même, il lui préfère la trace, le murmure, l’empreinte ou bien encore l’idéogramme restant à déchiffrer…
Ce rôle prépondérant de l’écriture s’inscrit très naturellement dans l’histoire particulière du peintre. Le Livre, les Textes, l’étude. Voici pour le marbre, le silex, le granit. Ensuite viennent les mots en leur ordinaire ; ceux qu’on attend, que l’on espère ; ceux qui n’arrivent pas, ou pire ceux qui n’arrivent plus. Cette tradition de l’écrit, qu’elle ait à s’exprimer soit dans le rituel soit dans l’urgence, le drame de la dispersion ou le tragique des séparations, quel peuple l’aura portée aussi haut ?
Et cette communication condamnée à ne point écrire pour ne rien dire, nous la retrouvons exemplairement, entre autres, chez Montaigne ou chez Primo Lévi.
L’artiste sait qu’on peut renverser les sens, les inverser, que le signifié ne livre que ce que l’on veut bien en entendre, enfin, avec une certaine intuition de la “chose” psychanalytique, que tout discours est le plus souvent bâti contre ce qu’il veut réellement exprimer.
SITUATIONS
L’ÈRE DÉLÉTÈRE DU TRIOMPHE DU RIEN
XXe siècle. Les écrivains écrivent, les photographes photographient, les cinéastes tournent, les comédiens jouent… Seuls les peintres n’ont plus le droit de peindre. L’Histoire de la peinture semble être restée coincée, par on ne sait quel courant d’air, à un moment mineur de son histoire, particulièrement tautologique (minimal, conceptuel). Nous sommes condamnés à vivre l’art institutionnel et international comme un “nouveau roman” définitif. Imaginons Robbe-Grillet avoir raison de tout ce qui s’est écrit depuis les années soixante ! Aussi, nous attendons que, par exemple, au Salon du Livre, les éditeurs soient subventionnés par l’état pour présenter des livres non-imprimés empilés, des presses compressées, des stylos calcinés, et interdire sous peine de ringardise l’édition de tout ouvrage coupable de sens manifeste. Qu’au Festival de Cannes on amoncelle les pellicules, etc.
Tel Diogène, nous rentrons aujourd’hui dans les lieux d’art contemporains, une lampe à la main allumée en pleine lumière, répétant devant le dérisoire étalé, exposé en majesté : je cherche un homme. Nous avons peine à voir de quel affrontement avec le tragique relèvent ces sempiternels téléviseurs empilés, crachotant leurs images forcément banales. Nous vivons l’avènement du règne de l’escroquerie du Tout - Tautologique, le dérisoire de la dérision permanente… Rembrandt, Van Gogh, revenez, ils sont devenus fous !
Les images que nous propose le vrai talent d’Alain Kleinmann, dans leur densité, leur humanité, font partie de celles qui nous consolent de ce vide sidéral en nous promettant des lendemains qui enfin donneront à voir.
Gérard Xuriguera
CRITIQUE D’ART, COMMISSAIRE D’EXPOSITIONS INTERNATIONALES
LES ARCHIVES DE LA MÉMOIRE
Continuellement en route vers lui-même, l’homme est subordonné au souvenir, à la réminiscence. Chez l’artiste, cette quête d’identité, qui passe par le défrichage des territoires embués de l’enfance, en quelque sorte le paradis perdu, s’appuie encore d’avantage sur les pouvoirs d’incarnation de son imagination, c’est-à-dire sur sa faculté de mettre en images les archives de sa mémoire.
Tantôt douloureux, tantôt attendri, tantôt ironique, mais toujours ému, ce processus introspectif conjugue simultanément songe et réalité. Et dans ces régions gouvernées par la métaphore, les ombres de la fiction sont souvent plus ancrées dans le réel que la fallacieuse objectivité du souvenir. D’ailleurs, le but de la peinture, n’est-il pas de transgresser les marges limitatives du référent, pour leur substituer la synthèse en apparence antinomique du vécu et du rêvé ? à tel point qu’il est difficile de vouloir séparer la part de l’un et celle de l’autre. “Dans l’histoire des peuples, écrit Hegel, on devrait inclure celle de leurs rêves”. Ces deux constantes, en fait, empreintes du même coefficient poétique, car issues des mêmes évidences spécifiques, établissent le juste équilibre nécessaire à l’accomplissement de ce grand théâtre de l’illusion qu’est l’art.
À partir d’un mixage d’onirique et de tangible, Alain Kleinmann travaille aussi sur les poussées incertaines de la mémoire. Il la réactive en permanence, afin de ne pas perdre le contact avec la fibre testimoniale qui le nourrit. Sachant les souvenirs fragiles, prompts à basculer dans l’oubli, face aux agressions déstabilisatrices d’une société hyper-médiatisée vouée au fugace et au transitoire, il s’efforce d’arrêter le temps, en soustrayant au néant ce qui constitue un des fondements de son existence et de sa pratique picturale.
On l’aura saisi, ses images effritées nous parviennent de contrées trop enfouies pour être délivrées autrement que par bribes et par éclats, tamisées par des flous surveillés et cependant reconnaissables, qui réfléchissent des traces du passé. D’un passé intime, partie intégrante de son être, où interfèrent, par conséquent, des notations autobiographiques, des écritures anciennes, des odeurs familières, des bonheurs paisibles ou contrariés, sortilèges d’un temps qui résiste au temps.
Alain Kleinmann affronte donc l’usure des jours, son irréductible érosion sur les êtres et les choses. Diffuse ou concentrée, son iconographie voilée, subrepticement murmurée, comme si elle ne souhaitait pas altérer sa remontée de l’arrière-conscience, apparaît fractionnée, distillée par des images décalées en amont ou en aval, à la manière d’un jeu de patience à réordonner. On y reconnaît, parfois sans véritable lien déterminé, les visions archétypiques d’Alain Kleinmann : portraits de famille, édifices levés par un graphisme sûr et délié, visages graves, groupes d’enfants indistincts, objets utilitaires, musiciens appliqués, photos volontairement désuètes. Autant de signes conviviaux corrodés par la patine des ans, qui recèlent leurs secrets et leurs émois contenus, en se coulant en surimpression dans une brume irréelle happée d’une lumière tombante.
Cette lumière, souvent mitoyenne de celle de De La Tour, par son aptitude à sublimer les sujets les plus humbles et à isoler l’essentiel, éclaire de ses phosphorescences localisées, soit des personnages au cours d’une pose, soit une silhouette solitaire, soit une barque à la voile dehors, soit un fauteuil abandonné, qui font corps avec les fonds sépia et leurs textures burinées.
Mais si Alain Kleinmann, par les effets de sa thématique à séquences, semble rejoindre l’esprit de la figuration narrative, voire son versant analytique, et bien qu’il se plaise à raconter des histoires, ou plutôt des moments de vie fragmentés, rassemblés dans une histoire globale, il cultive plus les voies de l’imaginaire que le constat. Sa perception de la surface diffère dans les moyens et la finalité.
Dans les moyens d’abord, car il affectionne les belles matières froissées, l’introduction de tissus divers, de gazes, de cartons, de tickets de transport, de vieilles lettres qu’il accumule, et n’a pas recours à de simples photo-montages, pas plus, corrélativement, qu’à l’imagerie lisse et aseptisée des tenants du courant narratif. Dans la finalité ensuite, parce que sa syntaxe est chargée d’humanité, de toutes les sensations amères ou jubilatoires qui rendent notre quotidien si précieux et si touchant, à l’opposé de la figuration analytique, volontairement froide et tournée vers l’enregistrement du document.
Toutefois, dans cette vie en suspens, la nostalgie n’est jamais passéiste dans la mesure où nombre d’emblèmes de notre quotidienneté connotent de leur poids intrinsèque le sens des compositions. Superposés et dilués sur la trame rugueuse du tableau, ils provoquent des affaissements et des boursouflures, des replis inattendus et de soudaines ruptures qui respirent au diapason des contre-jours et des textures oxydées et décrépies, en les revêtant d’un ton très contemporain.
Une telle inclination matiériste nous rappelle l’intérêt d’Alain Kleinmann pour les passages suscités par la peinture abstraite. Alors, sans dissoudre le sujet ni choir dans le mimétisme, il en utilise les ressources plurielles et l’autonomie des unités. Tensions et pigmentations, étendues accidentées et plages lacunaires scellent ici des alliances aventureuses qui vont permettre la mise au jour superposée des figures et des objets. Un métier éprouvé, une pensée économe, accompagnés d’une gamme chromatique réduite et infiniment nuancée, rythment ces toiles lissées de sonorités nocturnes entrecoupées de fulgurances, où espace, substance et motif ne sont qu’un.
Depuis longtemps maître de ses pouvoirs, Alain Kleinmann nous offre une œuvre mûre et cohérente, dont la présence singulière procède à la fois de la tête et du cœur. Une œuvre enfin, qui dans sa longue transhumance intérieure à travers le temps, ne cesse de nous ramener au nôtre.
Thomas Robache
MON PÈRE EST UN TABLEAU DE KLEINMANN
Même si je suis plus âgé que lui, je me considère comme le fils naturel d’Alain Kleinmann. La filiation est évidente : mon père, de notoriété publique, était un tableau de Kleinmann.
Je n’évoque pas ici son apparence de beau mec glabre au regard noir mais son histoire. Il traverse à pied le pont de Kehl en 1933 et c’est déjà un lavis de Kleinmann. Il survit sur les marchés de Belleville pendant le Front populaire et c’est une toile kleinmannienne parcourue de tampons, de caractères et d’indications mystérieuses.
Soldat démobilisé, il démonte la carcasse des bœufs dans les abattoirs du Périgord. Il est donc définitivement un grand format de Kleinmann avec son livret militaire en voie d’effacement, les dernières lettres reçues de Forêt noire… et toujours les photos sur les murs tellement humaines mais tellement allemandes.
Alors tout s’enchaîne. À la fin de sa vie, alors qu’il se prépare méticuleusement à accueillir la maladie, mon père, laïque convaincu, s’acharne à ramener triomphalement à la maison des croûtes intégrant obligatoirement, et dans le désordre, une bougie, un caftan, des barbes tristes et quelques prières éparses.
La famille lassée pousse un long hululement de désespoir sous les murs encombrés : “Toi dont la culture est le bain quotidien, trouve-nous un peintre… juif mais, s’il te plaît, un peintre…”
Une bougie à la main, je cherche, je cherche encore et j’échoue. Plus exactement, je dérive dans ma recherche. En fait, je rencontre un peintre, un homme… mais, s’il te plaît, un peintre.
Depuis cette très ancienne rencontre, je regarde Alain caresser nonchalamment les techniques dans le sens du poil de pinceau, l’aisance du trait, les couleurs du temps ou d’un autre temps, les supports, les matières.
Il pourrait être “trucs et ficelles”. Il pourrait être un homme facile. Je l’ai vu sur une nappe de restaurant remporter contre un artiste de renom une invraisemblable battle du trait improvisé. Alors il se lève. Il dit à voix intelligible : “ En vérité, cela ne me suffit pas ”. Il ébroue sa courte silhouette et marche au-delà. Il pousse l’élégance jusqu’à faire oublier son talent, sa facilité. Quand il peint, il parle aux autres. Mieux, il les écoute. Et la technique s’efface devant l’intention. Et l’intention s’efface devant l’aboutissement.
Souvent je compatis. C’est un travail harassant pour un artiste de juxtaposer un langage à son travail. Double langage : une peinture vers l’intérieur, une parole pour l’export qu’absorbent critiques et acheteurs avisés.
Alain Kleinmann fait radicalement l’économie de cette parole exportable. Besoin de rien. Il parle de ce qu’il sait, de ce qu’il aime. Il parle de vous. Il peint même de vous. Il a raison : ses tableaux se débrouillent tout seuls.
Bien sûr qu’il a une histoire, celle de son père… et celle du mien. Cela ne constitue jamais un territoire, ni un enfermement. Il franchit les lignes de démarcation avec des papiers fatigués et peu plausibles… Il salue bas une vieille dame très digne à Bangkok.
Il gravit sans même être essoufflé les escaliers d’avant Fidel à La Havane. C’est toujours un monde tendre malgré l’inquiétude légitime. Un monde ou l’on pressent l’événement qui va survenir, un monde d’après le séisme, quand les fleurs repoussent et que le vivant reprend sa place.
Sur tout cela, j’aurais aimé avoir le temps de dialoguer avec mon père. Il me reste toujours les expositions d’Alain Kleinmann.
Jack Lang
L’horizon de toute pratique artistique d’avant-garde, comme l’ont montré de nombreux courants poétiques et philosophiques du XXe siècle, et notamment dans la peinture avec les révolutions impressionnistes, cubistes, surréalistes, demeure la transformation du monde. En questionnant notre imaginaire collectif, en projetant de nouvelles visions, l’art nous appelle à inventer d’autres possibles. Ce travail de création artistique est ainsi au cœur des dynamiques culturelles qui nourrissent nos sociétés.
La culture est source d’une énergie incontournable, le terreau vivant, le socle fondamental sur lequel se bâtissent les activités économiques et sociales d’un territoire. Une vie culturelle riche insuffle un élan essentiel au tissu urbain et social. Elle est ainsi un facteur puissant d’intégration sociale et de lutte contre les inégalités. Une politique culturelle véritable a donc pour vocation de libérer ces énergies en donnant la priorité aux forces de la découverte, de l’esprit et de l’imaginaire, pour construire l’avenir. Il s’agit ainsi de valoriser toutes les ressources et les gisements d’intelligence encore inexploités.
La culture n’est pas un bloc figé, c’est une sorte de mémoire vivante, en renouvellement permanent, ancrée dans un héritage commun. Il s’agit de trouver dans ce patrimoine la source des progrès des développements futurs. La transmission de notre mémoire collective devient alors l’affaire de tous, et notamment celle des artistes, comédiens, musiciens ou peintres ; il leur appartient, chacun dans leur domaine de prédilection, de participer à cette quête collective et indispensable.
La démarche artistique d’Alain Kleinmann autour de la mémoire est en tout point remarquable. Je connais et apprécie le travail de cet artiste qui œuvre avec passion et détermination. En contemplant son travail, on ressent au plus profond de soi une impression qui mêle l’immédiat et l’immémorial. Au contact de ses tableaux, on éprouve le vertige de l’interrogation sur l’identité de l’homme mais aussi sur celle du temps…
Richard Dembo
Le Baal Chem Tov, lorsqu’il voyageait à travers le pays rencontra un homme dont la fortune avait fait la renommée. Le Baal Chem Tov le prit par le bras et l’entraîna vers la fenêtre. “Que vois-tu par cette fenêtre ? – Je vois la ville, la place du marché, les marchands, la foule qui se presse”. Le Baal Chem Tov l’entraîna alors vers un miroir. “Que vois-tu maintenant ? – Je vois mon visage” répondit l’homme, sans comprendre ce que le Maître voulait lui dire. Le Baal Chem Tov s’expliqua : “La fenêtre comme le miroir sont faits de verre, seulement derrière le miroir, on a rajouté un peu d’argent”. De même l’art peut servir à vivre le monde ou à s’en séparer et il est des peintres qui usent de leur art comme d’un miroir, d’autres comme d’une fenêtre. La peinture d’Alain Kleinmann s’ouvre aux autres, elle donne à voir, à vibrer, à sentir. Elle dit aussi avec pudeur et profondeur l’histoire et l’âme d’un peuple, sa mémoire, son espoir et sa pérennité. La peinture d’Alain Kleinmann dépasse l’anecdote ou la mode pour venir dire un moment d’ineffable.
Daniel Mesguich
Alain Kleinmann, dit-on souvent, est le peintre de la mémoire. Mémoire des visages révolus, des choses cassées, jetées, abandonnées. Certes. Mais que nous la regardions, et alors sa peinture nous regarde, et ces visages nous dévisagent. Et voici qu’il est le peintre de l’oubli, aussi bien, et de ce que les visages, les choses, nous sommes sur le point, toujours, de les perdre…
Flaubert, à peine rencontrait-il quelqu’un, le voyait immédiatement, prétendait-il, déjà mort, cadavre en son cercueil. Kleinmann est le peintre du déjà.
Il est le peintre du encore, aussi bien : « encore là », disent les visages, disent les choses. « Pas encore cendre, pas encore rien ». Il est le peintre de ce qui reste quand « ça n’est plus ». De ce qui revient quand c’est parti, du retour de la dispersion. Il est le peintre de la Revenance. Le peintre des spectres.
Mais, en peinture, on le sait, tout, toujours, n’est déjà plus ; rien, jamais, n’est encore là. Les choses, les visages, n’y sont pas : en l’image peinte d’une pipe, n’est-ce-pas, aucune pipe.
Mais pour que l’image peinte d’une pipe existe, il a fallu qu’une pipe, ailleurs, existât… Le mouvement de cette spectralité, cette revenance, c’est cela, que Kleinmann peint. Ça ne va pas sans dommage pour la pipe. On ne peint jamais que des ruines, semble-t-il dire à chaque œuvre. Et l’on ne sait plus, déjà, on ne sait pas, encore, si, à tel endroit ravagée, cette colonne est de pierre ou si elle est de peinture.
Car Kleinmann ne dit pas seulement la mémoire de la catastrophe qui s’est abattue sur le peuple juif, même s’il la dit (les numéros qui marquent, ici ou là, presque toutes ses œuvres – cryptés, eux-mêmes à demi-effacés, mutilés, ou intacts et aussi visibles qu’un titre – suffiraient douloureusement à le signifier, qui s’y impriment à vif comme sur l’avant-bras d’un déporté).
Il ne dit pas seulement, même s’il la dit, la mémoire de quelque passé, dérisoire ou splendide, il ne cueille pas, n’accueille pas, ne recueille pas seulement telle machine à coudre, telle clef, telle lampe, telles chaussures, tels livres jamais plus ouverts, telle valise, telle montre, tel landau, tel fauteuil dont les mites elles-mêmes déjà ne veulent plus, telles lettres ou formulaires, telle photographie de femmes ou d’hommes, de famille entière assassinée, d’hôtel ou de palais déserté, à la peinture ou la texture brouillée (c’est que ce n’est pas qu’il peigne « à partir » d’objets ou d’images « déjà » existants, c’est que ceux-ci lui sont véritablement un pinceau et une première peinture ; l’autre peinture, celle de sa palette, se mélange à la première et, de sembler chercher à l’effacer, la vivifie, la rappelle), objets à la peinture ou la texture rouillée, vert-de-grisée, sépiaïsée, ocrée, jaunie, crevée, éclatée, coulée, boursoufflée, fripée, bubonnée, squelettée, ruinée, gercée, etc. Et c’est comme autant de cris poussés par les choses avant de sombrer dans le glacial silence de l’oubli.
Il ne dit pas seulement, même s’il les dit, des visages d’hommes et de femmes qui ont été. Qui ont eu des joies, des peines, des déceptions, des projets, des rêves, des amours (certains n’en ont même pas eu le temps), et, par l’obstination de ses compositions (car Kleinmann compose, oui, comme on dirait d’un musicien, et c’est en jouant, lui, et en se jouant, de la décomposition, car la lave qui a tout ruiné n’ a pu laisser cette corde intacte, et cette page ne peut tenir seule en équilibre dans cette cage, ou au bord de cette chaise), des visages à qui, il semble tenter-follement-de rendre leur poids de vivants sur la terre, de restituer follement-comme pétris, nouveaux golems inoffensifs, à partir de la cendre qu’ils sont devenus -, leur regard d’humain.
Il ne dit pas seulement-follement-la suspension de la décomposition, de l’engloutissement inéluctable dans le lac de l’oubli (qui est la matière même du monde, disait Borgès)-car lui ne s’y fait pas, à la disparition totale, à la dissolution à jamais, à la « perfection » de la mort, alors il la brouillonne, il la cochonne…
Il ne dit pas seulement le passé (et que ceux-ci avaient été des vivants) ; et par ses « fausses » jaunissures, ivoirisations ou sépiaïsations, il ne dit pas seulement le présent (et que cela n’est plus et que nous devons nous souvenir). Même s’il les dit.
Il ne dit pas seulement, non plus, qu’il dit pourtant si nettement, le peindre de la peinture ; que le référent n’est jamais dans le tableau, que la pipe peinte n’est pas un pipe, et qu’on ne peint jamais (selon les lois de la perspective ou pas, sous tous leurs côtés ou pas) que la ruine de tout motif…
Non.
Ce que dit Kleinmann, c’est le passé, certes, le « cela a été », mais l’à-venir, aussi bien, le « devenir ruine ». Sa peinture rappelle autant qu’elle anticipe. Ce peintre de la mémoire ne connaît pas la flèche du temps.
Et voici l’événement, le coup de tonnerre de la pensée-peinture de Kleinmann : de donner face à l’Effacé, de donner figure à l’Infigurable, visibilité à l’Invisible, représentation à l’Irreprésentable (car ses peintures ne sont pas des spectacles, il n’y a plus, là, de spectacle), il en vient à nous faire voir, à nous faire entendre l’Irreprésentable en tout représenté, l’Infigurable en toute figure, l’Invisible en tout visible.
Non plus le thème de la ruine (qui serait encore un spectacle), mais cela qui ruine tout thème.
C’est chaque chose du monde, et chaque vivant du monde, en son « essence », c’est à dire en son spectre, que dit Kleinmann.
Ce que dit Kleinmann, ce que chante Kleinmann, ce qu’il sculpte ou bien qu’il peint, c’est le spectre du monde. C’est le monde.